Contexte
De nombreux travailleurs canadiens reçoivent une rémunération basée en tout ou en partie sur des pourboires. C’est le cas particulièrement des serveurs et autres employés qui oeuvrent dans le domaine de la restauration. Par ailleurs, les usages quant au paiement de factures de repas ont évolué au point où la plupart des transactions sont réglées par les clients au moyen de paiements électroniques, par carte de débit ou de crédit. Comme ces paiements comprennent généralement un pourboire, la question à laquelle les tribunaux ont eu à répondre est: quel est le traitement fiscal de ces pourboires pour l’employeur? La réponse semble simple, mais l’est-elle vraiment?
Cette question a récemment fait l’objet d’une analyse par la Cour canadienne de l’impôt dans la décision Ristorante A Mano Limited c. M.R.N.(1) (ci-après «RML»), rendue sous la plume de l’honorable juge B. Russell.
Plus clairement, la question consistait à déterminer si les sommes faisant l’objet des avis de cotisation et provenant des pourboires laissés électroniquement par les clients, avaient été «versées» par l’employeur RML ou non, au sens des dispositions des lois et règlements applicables, tant en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi (LAE) que du Régime de pensions du Canada (RPC).
Les faits
Selon les faits, RML exploitait un établissement de restauration réputé, selon ce qu’en rapporte le jugement, qui était situé sur le bord de la mer à Halifax. Le ministre du Revenu national a émis trois avis de cotisation pour les années 2015, 2016 et 2017 en vertu de la LAE(2) pour un total de 36 071 $ et trois autres avis de cotisation pour les mêmes années en application RPC(3) pour des sommes totalisant 70 397 $. Selon le ministre, à titre d’employeur, RML a fait défaut d’effectuer les retenues salariales appropriées à l’égard de pourboires laissés par les clients et puis versés ou distribués à différents employés pendant les années concernées.
Les avis de cotisation ne visaient que les pourboires laissés par les clients qui avaient payé de façon électronique, soit par carte de débit ou de crédit. Les pourboires laissés en argent par les clients étaient répartis entre les employés quotidiennement par les employés eux-mêmes, selon une méthode convenue entre eux, sans intervention de RML. Ceux-ci n’étaient pas visés par les cotisations.
En résumé, la preuve a démontré que:(4)
- À la fin de son service, chaque serveur préparait une «feuille de caisse» indiquant notamment les ventes nettes de nourriture et de boissons et le montant des pourboires électroniques (mais pas en espèces).
- À la fin de son quart de travail, chaque serveur devait également utiliser, si nécessaire, un fonds de caisse personnel pour «remettre à même les pourboires reçus» un montant en espèces représentant 2 % des ventes nettes au personnel de gestion sur place (responsable, responsable adjoint), ainsi qu’un autre montant en espèces — de 1 % à 3 % des ventes nettes — au personnel de soutien de ce quart de travail, y compris les commis débarrasseurs, les hôtes/hôtesses et les barmans. Le serveur mettait ces deux montants en espèces dans des enveloppes séparées ou des sacs à fermeture éclair pour les remettre directement aux destinataires désignés.
- La feuille de caisse, remise à la direction de RML à la fin du service, indiquait le total des pourboires électroniques du serveur. Sur ce total, RML retenait 2 % pour rembourser ses frais bancaires pour la conversion des pourboires électroniques en espèces. RML retenait également sur le total des pourboires électroniques 1 % des ventes de nourriture, à titre de pourboire à verser à son personnel de cuisine.
- Le montant restant des pourboires électroniques, appelé «remboursement», était remis au serveur concerné. Le personnel comptable de RML s’efforçait de s’assurer que chaque serveur recevait son «remboursement» le matin du jour suivant, par dépôt électronique sur son compte bancaire personnel.
- De plus, un courriel du 23 juillet 2016 d’une responsable de RML intitulé «Protocole de remise de pourboires», envoyé à de nombreux employés, dont des serveurs confirme la procédure de pourboire décrite ci-dessus, en plus d’indiquer que la procédure s’applique même si le serveur estime ne pas avoir été aidé par le personnel de soutien tel que les commis débarrasseurs. Ce protocole indique même que «toute infraction à cette procédure, y compris le fait d’arrondir le pourboire, sera considérée comme un vol et l’employé sera immédiatement licencié».
RML a contesté les six avis de cotisation au motif principal que RML n’a pas «versé» les sommes en question à ses employés et subsidiairement, qu’en l’espèce, ces sommes n’avaient pas été versées «à l’égard de [leur] emploi». En d’autres termes, RML plaidait que les sommes ne provenaient pas de RML.
Le droit
L’alinéa 9(1)a) du RPC dispose que le montant de la cotisation de l’employeur au RPC est déterminé en partie par «les traitement et salaire cotisables de l’employé pour l’année, versés par l’employeur». Le paragraphe 12(1) définit les «traitement et salaire cotisables» comme étant «[le] revenu pour l’année provenant d’un emploi ouvrant droit à pension, calculé en conformité avec la [LIR]». Le paragraphe 5(1) LIR prévoit que les pourboires constituent un revenu. Par conséquent, l’expression «traitement et salaire cotisables» du RPC englobe les pourboires.
L’article 68 de la LAE établit que le montant de la cotisation d’un employeur à l’AE se calcule en fonction de la «rémunération assurable». Le paragraphe 2(1) de la LAE traite de la rémunération assurable, définition complétée par le par. 2(1) du RRAPC dans lequel il est défini que la «rémunération assurable» est «[l]e total de la rémunération d’un assuré [...] provenant de tout emploi assurable». Plus spécifiquement, ce paragraphe prévoit ce qui suit:
2(1) Pour l’application de la définition de rémunération assurable au paragraphe 2(1) de la [LAE] [...] le total de la rémunération d’un assuré provenant de tout emploi assurable correspond à l’ensemble des montants suivants:
a) le montant total, entièrement ou partiellement en espèces, que l’assuré reçoit ou dont il bénéficie et qui lui est versé par l’employeur à l’égard de cet emploi;
Enfin, dans le contexte de la LAE, le RRAPC exige que l’employeur ait payé le montant total «à l’égard de cet emploi».
L’analyse
Deux décisions sont les plus marquantes afin de déterminer si les pourboires doivent être assujettis aux retenues conformément à la loi. L’arrêt de 1986 de la Cour suprême dans Canadien Pacifique Ltée c. P.G.(5) demeure la principale décision sur cette question. Le Canadien Pacifique (CP) était propriétaire du Château Frontenac à Québec. Lors de réceptions organisées à cet endroit, des clients avaient payé des pourboires qui avaient été versés par le CP à ses employés conformément à des ententes écrites entre l’employeur et ceux-ci. La Cour a eu à déterminer si ces pourboires constituaient une «rémunération assurable» en vertu de la Loi sur l’assurance-chômage (LAC), prédécesseure de la LAE.
La décision majoritaire de la Cour suprême a répondu par l’affirmative, dont voici quelques extraits:
[...] la rémunération [d’un employé] [...] qui lui est payée par son employeur pour une période de paie, et comprend a) toute somme que lui paie son employeur [...] en règlement (i) [...] d’une gratification
[...]
le mot «payée» «[...] peut aussi bien signifier une simple distribution par l’employeur que le paiement d’une créance de l’employeur» et qu’il faut aussi donner une signification large au mot «rétribution» et au mot «payer».(6)
[ … ]
L’interprétation que je donne à l’expression «rémunération assurable» est conforme à l’objectif de la [LAC] qui est de verser des prestations aux personnes qui ont perdu leur emploi en fonction d’un pourcentage de leur rémunération assurable. Autrement l’employé qui reçoit une bonne partie de sa rémunération sous forme de pourboires n’aurait pas droit aux avantages que lui confère la [LAC] au même degré que ses confrères qui reçoivent la totalité de leur rémunération directement de la poche de leur employeur. Le règlement cité, en ajoutant à la définition de rémunération toute une gamme de bénéfices qu’un employé reçoit en raison de son emploi, indique bien que l’expression doit recevoir une portée large. En plus, comme je l’ai noté, une loi ayant pour objet la sécurité sociale doit être interprétée de façon à atteindre ce but. Il ne s’agit pas d’une loi fiscale.(7)
[ … ]
[i]I va de soi que la rémunération assurable comprend bien d’autres pourboires que ceux prélevés de la façon prévue en l’espèce, par exemple, ceux qui sont ajoutés en payant par carte de crédit.(8)
Le raisonnement établi dans la décision de la Cour suprême a été suivi plus tard par la Cour d’appel fédérale, en faisant les distinctions de faits nécessaires, dans l’arrêt Canada c. Lake City Casinos Limited,(9) dont nous retiendrons les propos suivants:
[2] Pour obtenir gain de cause, il incombait à l’appelante d’établir que les pourboires étaient versés par l’employeur dans le sens large attribué à ce terme par la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique Ltée c. Canada [...]. À cette fin, il fallait démontrer que l’employeur avait eu les pourboires en sa possession et les avait ensuite remis aux employés.
[3] Compte tenu de l’exposé conjoint des faits, il était loisible au juge de la Cour de l’impôt de statuer que les pourboires avaient été effectivement distribués par les employés eux‑mêmes et non par l’employeur.
Ces deux décisions ont servi de base d’analyse en 2015 dans l’arrêt Andrew Peller Limited c. M.R.N.(10) Dans cette décision, la société appelante, en tant qu’employeur, s’était dotée d’une politique de pourboires impliquant la mise en commun des pourboires, à distribuer en fonction des rôles respectifs des employés.
En se fondant sur l’arrêt Canadien Pacifique, l’honorable juge Campbell a conclu que le critère n’était pas de savoir si «[...] l’employeur avait contrôlé les pourboires et gratifications». Plutôt, «la question clé devait être de savoir si l’employeur avait «versé» ces montants».
Comme le rapporte le juge Russell de la CCI, la juge Campbell qui a signé la décision Peller a précisé que, dans l’arrêt Canadien Pacifique, la CSC:
[...] a interprété le mot «payé» dans le contexte de la législation en matière de sécurité sociale, de façon libérale, comme signifiant une simple distribution des montants de pourboires par un employeur. Dans Lake City, la Cour d’appel fédérale a insisté sur le fait que la signification du mot «versé», suivant une interprétation libérale, exigeait que l’employeur ait été en «possession» des pourboires et les ait par la suite remis aux employés.(11)
La juge Campbell a conclu dans l’arrêt Peller que, selon une interprétation libérale, l’employeur avait «versé» les pourboires en question. Par conséquent, l’appel a été rejeté.
D’autres décisions ont également fait l’objet d’analyse, tout en tenant compte des éléments factuels qui les distinguaient des faits mis en preuve dans le cas de RML.
En ce qui concerne l’argument subsidiaire de RML à l’effet que les sommes n’avaient pas été versées «à l’égard de [leur] emploi», le juge Russell rejette cet argument, se fondant notamment sur les commentaires de l’honorable juge Dickson de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine:(12)
À mon avis, les mots «quant à» ont la portée la plus large possible. Ils signifient, entre autres, «concernant», «relativement à» ou «par rapport à». Parmi toutes les expressions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux sujets connexes, c’est probablement l’expression «quant à» qui est la plus large.
Le juge Russell conclut donc que tous les pourboires versés aux serveurs employés par RML et travaillant au restaurant de RML, en particulier s’ils sont versés par RML elle-même, puissent être considérés comme ayant été versés «à l’égard de [leur] emploi».
Au final, la Cour a conclu que, dans les circonstances et la preuve présentée dans l’affaire RML, en appliquant le critère approuvé par la CSC et la CAF, les pourboires en question ont été «versés» aux employés serveurs par leur employeur, RML. Les pourboires électroniques n’avaient pas été versés auparavant aux serveurs ou n’avaient pas été en leur possession. Les clients avaient remis à RML leurs pourboires électroniques (en tant que partie supplémentaire du paiement électronique unique de chaque client effectué à RML pour régler l’addition du restaurant de RML).
En conséquence, les appels de RML ont été rejetés.
Conclusion
Le passage suivant de la décision RML présente un excellent résumé de l’état du droit à l’égard des obligations d’un employeur en matière de pourboires.
[…] comme il a été expressément indiqué dans la décision Peller, la question du contrôle exercé par l’employeur ne fait pas partie du critère applicable. Le critère applicable consiste simplement à déterminer si c’est l’employeur qui a «payé» (selon une interprétation libérale) les pourboires aux serveurs, comme l’a affirmé la CSC dans l’arrêt Canadien Pacifique et comme l’a réitéré la CAF dans l’arrêt Lake City.(13)
- Ristorante A Mano Limited c. M.R.N., 2021 CCI 22, rendue le 18 mars 2021.
-
Art. 68 LAE et par. 2(1) «rémunération assurable» du Règlement sur la rémunération assurable et la perception des cotisations, DORS/97-33 (RRAPC).
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Al. 9(1)a) du RPC, en conjonction avec le par. 12(1) «traitement et salaire cotisables», lequel réfère à la LIR.
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Aux par. 16, 17 et 20 du jugement.
-
Canadien Pacifique Ltée c. P.G., 1986 CanLII 69 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 678.
-
Id. p. 687.
-
Id. p. 689.
-
Id. p. 690.
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Canada c. Lake City Casinos Limited, 2007 CAF 100.
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Andrew Peller Limited c. M.R.N., [2015] A.C.I. no 249.
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Op. cit., note 1, par. [34].
-
Nowegijick c. La Reine, 1983 CanLII 18 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 29.
- Op. cit., note 1, par. [44].