Les conséquences de transactions en cascade
La Cour du Québec, sous la plume du juge Daniel Bourgeois, a récemment rendu une décision en lien avec une demande de documents entre les mains d’un tiers.
Dans la décision Fiducie de propriétés Sami Bebawi c. Agence du revenu du Québec (2025 QCCQ 1353), cette dernière (la Fiducie), demandait une ordonnance de la Cour afin d’obtenir des documents concernant Mme Marie-Claude Duhamel. Cette dernière était l’ex-conjointe de M. Sami Bebawi. Ce dernier avait constitué la Fiducie et y avait transféré des immeubles alors qu’il était endetté de sommes importantes à l’endroit de l’ARQ.
L’ARQ a émis auprès de la Fiducie des avis de cotisation faisant suite à ce transfert d’actifs entre personnes liées en vertu des articles 14.4 et 14.5 LAF.
Cette disposition est le pendant de l’article 160 LIR visant à permettre aux autorités fiscales à recouvrir les montants d’impôts dus entre les mains des contribuables qui ont reçu des actifs d’une personne endettée et ce, sans contrepartie ou pour une contrepartie inférieure à leur valeur marchande.
M. Bebawi a constitué la Fiducie le 4 mars 2012. Les bénéficiaires de la Fiducie étaient alors M. Bebawi lui-même, Mme Duhamel, ses enfants et petits-enfants.
Le 25 avril 2012, M. Bebawi a transféré par donation (donc sans contrepartie) à la Fiducie deux immeubles, soit un immeuble #1 à Montréal et un immeuble #2 situé à Brownsburg-Chatham.
Au moment du transfert, la juste valeur marchande de la propriété #1 était de 1 713 600 $, alors que la juste valeur marchande de la propriété #2 était de 445 500 $. Le total des immeubles transférés par M. Bebawi à la Fiducie était de 2 159 100 $. L’ARQ a donc émis une cotisation à l’encontre de la Fiducie pour le même montant, à savoir 2 159 100 $.
La Fiducie a ensuite transféré ces deux immeubles à Mme Duhamel. L’ARQ a donc également envoyé des avis de cotisation auprès de cette dernière.
Le 31 janvier 2014, M. Bebawi a été accusé de fraude, de corruption d’un agent public officiel et de possession de biens criminels pour des gestes posés entre 2001 et 2010.
L’ARQ a émis des avis de cotisation à l’encontre de M. Bebawi en février 2019 pour les années d’imposition 2010, 2011 et 2012 dépassant 8 000 000 $.
Le 15 décembre 2019, M. Bebawi a été trouvé coupable des infractions mentionnées plus haut.
Le 9 novembre 2021, M. Bebawi a déposé une proposition concordataire à l’égard de ses créanciers, incluant l’ARQ. Cette dernière a reçu un montant de 306 937,09 $ pour ses créances non garanties.
Pour ce qui est de la dette fiscale de Mme Duhamel, il y aurait eu un règlement entre Revenu Québec et Mme Duhamel pour une somme de 1 313 000 $. La Fiducie cherchait donc à obtenir les informations relatives à ce règlement. L’objectif de cette demande d’information était donc de permettre à la Fiducie d’opposer à l’ARQ le montant exact recouvré par le fisc en lien avec ce que l’ARQ lui réclamait.
La Cour réfère à l’article 251 du Code de procédure civile (C.p.c.) permettant à une partie à un litige de demander la communication d’un élément matériel détenu par un tiers.
De son côté, l’article 69.0.0.3 LAF dispose que:
Art. 69.0.0.3. [Refus de communiquer un renseignement] — Malgré l’article 88 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), le ministre doit refuser de donner communication à une personne d’un renseignement contenu dans son dossier fiscal lorsqu’il est raisonnable de considérer que sa divulgation révélerait un renseignement concernant une autre personne ou l’existence d’un tel renseignement, à moins que cette dernière n’y consente ou que le renseignement ne soit nécessaire à l’application ou à l’exécution, à l’égard de la personne, d’une loi fiscale ou d’une loi, d’un chapitre ou d’un programme prévu au paragraphe b du premier alinéa de l’article 69.0.0.7.
L’analyse de la Cour a ensuite porté sur les transferts «en cascade».
Il a été établi par la jurisprudence que le bénéficiaire d’un transfert peut devenir lui-même l’auteur d’un transfert à un autre cessionnaire, qui lui-même serait assujetti aussi aux articles 14.4 et 14.5 LAF si, au moment du deuxième transfert, le bénéficiaire (par exemple la Fiducie) est lui-même débiteur fiscal, soit de son propre chef ou en tant que débiteur solidaire du premier auteur.
Ainsi, au terme du transfert des deux immeubles entre la Fiducie et Mme Duhamel, cette dernière pouvait également être responsable de la dette fiscale de la Fiducie, c’est-à-dire le montant de 2 159 100 $.
En ce qui a trait à la faillite du débiteur fiscal, la décision réfère à celle de la CAF dans l’arrêt R. c. Heavyside (1996 CanLII 3932 (CAF)), à l’effet que la faillite du débiteur fiscal, c’est-à-dire l’auteur des transferts, n’empêche pas le fisc de récupérer auprès des cessionnaires la totalité ou une partie de la dette fiscale, le tout étant tributaire bien entendu de la juste valeur marchande des actifs transférés et de l’absence ou non de contrepartie payée par les cessionnaires au débiteur fiscal.
L’arrêt Heavyside traite de l’article 160 LIR. Il mentionne que l'article 160 LIR autorise le ministre à recouvrer l'impôt dû auprès d'un contribuable qui n'est pas le contribuable original. Il discute également de l’impact de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) dans le cas d’un transfert préalablement fait au conjoint et de l’implication de l’article 160 LIR. En résumé, bien que la LFI a pour effet de libérer le cédant (celui qui a fait faillite ou a fait une proposition), cela n’a pas pour effet de libérer le conjoint lié qui aurait reçu un bien sans contrepartie avant la faillite du cédant, alors que celui-ci avait des dettes fiscales. À moins qu'un paiement ne soit fait aux termes du paragraphe 160(3) LIR, la responsabilité du bénéficiaire du transfert demeure en vigueur et la libération obtenue aux termes de la LFI n'est tout simplement pas un paiement aux termes du paragraphe 160(3) LIR.
Principalement, la Fiducie alléguait que la dette fiscale de la Fiducie n’était pas fondée en raison du règlement intervenu avec Mme Duhamel et du fait que «la dette fiscale a fait l’objet d’un règlement dans le cadre d’une proposition concordataire». Cependant, la Cour a considéré que ce motif était erroné en droit.
Premièrement, considérant que ces avis de cotisation auraient fait l’objet d’un règlement entre l’ARQ et Mme Duhamel, la Fiducie alléguait que ces informations étaient essentielles et nécessaires afin d’être en mesure d’opposer à l’ARQ le montant exact recouvré par cette dernière en lien avec la créance.
La veille de l’audience, l’ARQ a transmis à la Fiducie, un relevé de compte pour la créance à jour en date du 25 mars 2025 démontrant que la dette de M. Bebawi était toujours de plus de 10 000 000 $, malgré les montants recouvrés.
Bien que l’ARQ ait reçu un paiement total de 306 937,09 $ à la suite de la proposition concordataire de M. Bebawi, le solde de la dette fiscale de ce dernier n’a pas été effacé pour autant en ce qui concerne les bénéficiaires des différents transferts d’actifs et ce, tel que reconnu par la jurisprudence mentionnée précédemment.
Par conséquent, le règlement de la dette fiscale de Mme Duhamel n’avait aucun impact sur le quantum de la dette fiscale de la Fiducie envers l’ARQ.
En effet, la dette fiscale résultant des transferts entre M. Bebawi et la Fiducie et la dette fiscale résultant des transferts entre cette dernière et Mme Duhamel ne sont pas des dettes fiscales attachées et liées aux immeubles, mais elles existaient en raison des transferts distincts et en cascade.
Plus précisément, la dette fiscale de la Fiducie n’en est pas une de son propre chef, mais découle du fait qu’elle est légalement solidaire de la dette fiscale de M. Bebawi.
Ainsi, il importait peu de savoir combien l’ARQ avait récupéré de Mme Duhamel, puisque ces derniers transferts étaient postérieurs aux transferts entre M. Bebawi et la Fiducie.
L’extinction en tout ou en partie de la dette fiscale due par Mme Duhamel n’avait aucun impact sur la somme réclamée par l’ARQ à la Fiducie, puisqu’au moment des transferts à la Fiducie, M. Bebawi devait plus de 8 000 000 $ à l’ARQ.
En ce qui a trait à la demande de documents en vertu de l’article 251 C.p.c., il est possible de s’y opposer si ces derniers ne sont pas pertinents ou encore s’il y a immunité de divulgation de source légale. L’article 69.0.0.3 LAF prévoit également une telle immunité.
Ainsi, le Tribunal a considéré que la communication des documents n’était pas pertinente, puisque ceux-ci n’avaient aucun impact sur la détermination des faits au support des avis de cotisation de la Fiducie.
Ce qu’il faut donc se rappeler est que le transfert d’actifs en cascade peut amener plusieurs intervenants à devenir responsable de la dette initiale du cédant.