Fiscalité et comptabilitéfévrier 09, 2022

Le Tribunal canadien des droits de la personne accueille une plainte de discrimination fondée sur la « situation de famille »

Résumé : Le Tribunal canadien des droits de la personne accueille la plainte d’un employé ayant invoqué sa situation de famille pour demander des mesures d’adaptation à son employeur pour modifier son horaire de travail de façon à lui permettre d’assurer la garde de ses deux enfants.

Le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu une décision concernant la notion de « situation de famille » prévue à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne(1)(« LCDP »). Le litige tirait sa source d’une plainte déposée par un employé occupant un poste d’ingénieur naval dans une compagnie de transport maritime, Seaspan Marine Corporation (« Seaspan ») alléguant que l’employeur a omis de prendre des mesures pour répondre à ses besoins en lui accordant l’horaire de travail qui lui permettrait de s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants. Le Tribunal procède à une revue fort intéressante de la jurisprudence applicable sur la notion de « situation de famille » prévue à la LCDP, avant de conclure que la plainte aurait dû être accueillie(2).

I. Faits

Seaspan est une compagnie de transport maritime qui exerce ses activités le long de la côte ouest de l’Amérique du Nord. Ses activités consistent essentiellement à fournir des services d’assistance, d’escorte et de remorquage de navires. Certains navires sont en mer pour une période de 12 heures, tandis que d’autres naviguent continuellement pendant une période variant d’une à trois semaines à la fois.

Le plaignant, M. Andréas Smolik, occupe le poste d’ingénieur naval chez l’employeur depuis 1997. Avant les évènements qui l’ont mené à déposer sa plainte, il travaillait par quarts de 12 heures, de cinq à sept jours par semaine. Après ses quarts de travail, il rentrait auprès de sa famille composée de sa femme et de ses deux enfants. Comme sa femme pouvait bénéficier d’horaires flexibles, les parents n’avaient pas de problèmes à s’acquitter de la garde de leurs enfants pendant plusieurs années.

Toutefois, la femme du plaignant a reçu un diagnostic de cancer en 2011 et est malheureusement décédée en 2013, laissant ainsi le plaignant seul pour s’occuper de ses deux enfants âgés de neuf et six ans à l’époque. La preuve a révélé que sa fille s’est repliée sur elle-même suite au décès de sa mère et que son fils est devenu émotionnellement dépendant de lui et anxieux lorsqu’il était séparé de son père.

Le plaignant a fait diverses tentatives auprès des membres de son entourage pour tenter d’avoir de l’aide, mais sans succès, vu notamment l’instabilité émotionnelle de ses enfants. Il a donc rencontré les représentants de l’employeur et de son syndicat pour tenter de trouver une solution. Ils ont discuté de la possibilité de placer le plaignant sur la liste de rappel afin de lui donner la souplesse de refuser les appels qui ne fonctionnaient pas avec son horaire. L’offre visait une période de six mois et devait être révisée au terme de ce délai. À l’audience, le plaignant a déclaré avoir accepté la proposition puisqu’on lui a fait croire qu’elle entraînerait un revenu à temps plein tout en respectant son horaire. Malheureusement, ultimement, il n’a reçu que sept appels entre le mois de janvier et le mois d’août 2014. Bien que la situation se soit légèrement améliorée par la suite, le travail sur appel était loin de lui permettre de maintenir un revenu à temps plein.

C’est ainsi qu’au début de l’année 2015, le plaignant a rencontré l’employeur pour discuter d’un poste de bureau de répartiteur maritime. Ce poste lui a été offert, mais le plaignant l’a refusé, car cela aurait mené à la perte ultérieure de son brevet d’ingénieur.

En mars 2015, il a demandé et obtenu un congé d’un an pour se chercher un emploi à temps plein ailleurs. Il a trouvé un emploi de remplacement auprès d’une autre compagnie, mais la rémunération pour ce poste n’était pas équivalente à celle touchée pour son emploi chez Seaspan, bien que l’horaire était plus avantageux. Ce remplacement a duré jusqu’en juin 2015.

Le plaignant a ensuite informé Seaspan qu’il n’était pas intéressé par du travail à temps partiel et a proposé d’avoir un poste par téléavertisseur sur appel pour des navires spécifiques en plus de la liste d’appels aléatoires. L’employeur lui a répondu que ces emplois allaient généralement aux ingénieurs ayant davantage d’ancienneté et que par conséquent, le nombre de quarts qu’il pourrait prendre serait faible.

Le plaignant a aussi suggéré qu’on lui accorde du travail de remplacement de congé, mais Seaspan n’a pas accepté cette proposition. Il a également tenté de voir auprès de compagnies affiliées à Seaspan la possibilité d’avoir du travail, mais cette proposition a également été refusée.

En mars 2016, une séance de médiation s’est tenue entre les parties à la Commission canadienne des droits de la personne à la suite d’une plainte de discrimination déposée par le plaignant fondée sur sa situation de famille. Une entente de principe est intervenue entre le plaignant et l’employeur, mais malheureusement, la Guilde de la marine marchande du Canada (son syndicat) n’a pas accepté l’entente, puisqu’elle contrevenait à la convention collective.

Par la suite, Seaspan a accordé un autre congé sans solde au plaignant, qui a pu se retrouver du travail à temps plein chez un concurrent.

II. Décision

Le Tribunal pose ainsi les questions à résoudre pour disposer de la plainte :

  1. Le plaignant a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination au sens de l’article 7 de la LCDP, parce que l’intimée n’a pas fourni un horaire de travail qui lui permettrait de s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants?
  2. Dans l’affirmative, l’intimée a-t-elle démontré de manière valable que ses actes par ailleurs discriminatoires étaient justifiés?
  3. Si l’intimée ne peut justifier ses actes, quelles mesures de redressement convient‑il à accorder au plaignant par suite de la discrimination?

Le Tribunal rappelle que l’article 7 de la LCDP interdit toute discrimination fondée sur la situation de famille. Il rappelle les critères énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Johnstone(3) pour établir une preuve de discrimination :

  1. Le plaignant assume la garde et la surveillance d’un enfant;
  2. L’obligation liée à la garde de l’enfant engage la responsabilité du plaignant envers cet enfant (et il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel);
  3. Le plaignant a déployé des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables, et aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable;
  4. Les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante la capacité du plaignant de s’acquitter de ses obligations liées à la garde de l’enfant.

Le Tribunal a rappelé qu’une fois une preuve de discrimination prima facie établie, l’intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux(4).

Par ailleurs, si le plaignant est en mesure de démontrer l’existence de discrimination contre lui, l’intimé peut faire valoir dans sa défense qu’il a tenté de prendre des mesures d’adaptation pour répondre aux besoins du plaignant sans qu’il en résulte une contrainte excessive(5). Le Tribunal analyse ainsi les quatre critères pour déterminer s’il y a eu discrimination fondée sur la situation de famille :

  1. Un enfant était-il sous la garde et la surveillance du plaignant?
    Vu le décès de sa femme ayant laissé ses deux enfants à sa charge exclusive, ce critère est clairement rencontré.
  2. L’obligation liée à la garde d’un enfant a-t-elle engagé la responsabilité du plaignant envers cet enfant (par opposition à un choix personnel)?
    Le Tribunal retient que le plaignant est un parent seul et qu’il n’a ni conjoint, ni partenaire avec qui partager ses obligations en matière de garde d’enfants. Il en conclut qu’il s’agit pour lui d’une obligation légale et non d’un choix personnel.
  3. Le plaignant a-t-il déployé des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables?
    Le Tribunal rappelle les démarches que le plaignant a faites auprès de son entourage pour trouver des solutions de rechange. Il signale faire preuve d’une certaine déférence à l’égard d’un plaignant qui est présumé connaître le mieux ses enfants. Le Tribunal accepte la conviction du plaignant selon laquelle il était le mieux placé pour remplir ses obligations en matière de garde au moment où il a indiqué pour la première fois qu’il était prêt à retourner au travail. Ce critère est donc satisfait.
  4. Les règles attaquées régissant le milieu de travail ont-elles entravé d’une manière plus que négligeable ou insignifiante la capacité du plaignant de s’acquitter de ses obligations liées à la garde de l’enfant?
    Le Tribunal retient que les possibilités de travail et les horaires de travail de Seaspan ont fait en sorte qu’il était presque impossible pour le plaignant de retourner au travail sans prendre des mesures d’adaptation pour tenir compte de son obligation en matière de garde d’enfants. Ces conditions ont entravé d’une manière plus que négligeable sa capacité de s’acquitter de ses obligations. Ce critère est donc également satisfait.

Une fois la preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille établie, le Tribunal analyse la démonstration qu’a tenté de faire Seaspan pour justifier ses actes discriminatoires, selon les trois critères énoncés dans l’arrêt Meiorin :

  1. L’intimé a adopté la norme contestée (dans ce cas, l’exigence de respecter les heures normales de travail) dans un but ou un objectif rationnellement lié à la fonction occupée;
  2. L’intimé a adopté la norme en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif légitime lié au travail;
  3. La norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser cet objectif en ce sens qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le plaignant sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

Le Tribunal affirme qu’il est clair que les deux premiers critères sont rencontrés. Toutefois, après examen des solutions examinées par Seaspan pour répondre aux besoins du plaignant, soit essentiellement le travail sur appel, le poste de répartiteur et l’entente de médiation, le Tribunal conclut que Seaspan ne s’est pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’adaptation sans qu’il en résulte une contrainte excessive. La plainte a donc été accueillie et des mesures de redressement ont été ordonnées pour compenser le préjudice subi par le plaignant. En plus, le Tribunal a ordonné que cesse toute pratique discriminatoire et que l’employeur prenne, en consultation avec la Commission, des mesures pour veiller à ce qu’il n’y ait pas de discrimination à l’avenir.

III. Commentaires

Cette décision démontre encore une fois l’obligation de proactivité qu’a l’employeur en matière de discrimination. Il s’agit d’un lourd fardeau qui lui impose de prendre les moyens nécessaires pour faire preuve de souplesse et rechercher des solutions acceptables pour accommoder l’employé.

Il importe toutefois de noter que la notion de « situation de famille » ne se retrouve pas dans la Charte québécoise.(6) La notion qui peut s’en rapprocher le plus est celle d’état civil, qui fait partie des motifs de discrimination énoncés à son article 10.

Toutefois, la Cour d’appel du Québec s’est prononcée à au moins deux reprises en contexte de relations de travail sur la non-inclusion de la situation de parentalité dans la notion d’état civil, soit en 2013 et en 2010(7).

Malgré cette position claire de la Cour d’appel, le Tribunal des droits de la personne a déterminé à plusieurs reprises que l’état civil incluait l’« état parental »(8). Il a plus spécifiquement déjà conclu que la monoparentalité était incluse dans la notion d’état civil(9).

En 2018, la Cour d’appel a interprété à nouveau la notion d’état civil dans un contexte de succession et a conclu que cette notion englobait l’état conjugal des conjoints de fait(10). La Cour d’appel a préconisé une interprétation large, libérale et évolutive de la notion d’état civil et a semblé ouvrir la porte à la possibilité de considérer l’inclusion de l’état familial dans la notion d’état civil (11). Toutefois, dans une décision rendue en 2021(12) dans le cadre du contrôle judiciaire d’une sentence arbitrale, la Cour supérieure a indiqué que cet arrêt n’avait pas renversé expressément l’arrêt Centre de santé et de services sociaux de la Basse-Côte-Nord(13) datant de 2010.

Il découle de ce qui précède que l’état du droit n’est pas certain à savoir si l’état parental est inclus ou non dans la notion d’état civil prévu à la Charte québécoise.


  1. L.R.C. 1985, Ch. H-6.
  2. Smolik c. Seaspan Marine Corporation, 2021 TCDP 11 (CanLII).
  3. Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110.
  4. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, par. 56.
  5. Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 [arrêt « Meiorin »] et Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868.
  6. Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12.
  7. Beauchesne c. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP – 301), 2013 QCCA 2069; Syndicat des intervenantes et intervenants de la santé Nord-Est québécois (SIISNEQ) (CSQ) c. Centre de santé et de services sociaux de la Basse-Côte-Nord, 2010 QCCA 497.
  8. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Potter et autres) c. Petite Académie (9139-2167 Québec inc.), 2016 QCTDP 15, par. 141; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Pheneus et autres) c. Fornella, 2018 QCTDP 3, par. 27; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Boismenu et autres) c. 9233-6502 Québec inc. (Le Balthazar Centropolis) et autres, 2019 QCTDP 30, par. 72; Taoussi c. Taranovskaya Tsarevsky, 2020 QCTDP 7, par. 40.
  9. Commission des droits de la personne (Drouin) c. Whittom, T.D.P.Q., 1993-12-21; appel rejeté pour d’autres raisons, C.A., 1997-05-28 : le Tribunal des droits de la personne a conclu que la structure monoparentale ou biparentale des familles est un des éléments compris dans l’état civil prévu à l’article 10 de la Charte. Ce principe a été affirmé de nouveau dans des décisions postérieures (Commission des droits de la personne (Bertrand) c. Dion, T.D.P.Q., 1994-12-19; E.G. c. Reid, 2007 QCCS 3675; appel accueilli pour d’autres raisons, 2009 QCCA 2086).
  10. Laroche c. Lamothe, 2018 QCCA 1726, par. 47.
  11. Id., par. 49 à 51.
  12. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3333 c. Martin, 2021 QCCS 4894.
  13. Syndicat des intervenantes et intervenants de la santé Nord-Est québécois (SIISNEQ) (CSQ) c. Centre de santé et de services sociaux de la Basse-Côte-Nord, 2010 QCCA 497.
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