Fiscalité et comptabilitéjuin 14, 2021

Demande de renseignements ou de production de document selon les art. 231.1 ou 231.7 LIR et contravention aux art. 11 ou 13 de la Charte

Contexte

Les autorités fiscales disposent de divers moyens afin d’obtenir des renseignements ou des documents concernant des contribuables canadiens lors de vérifications ou d’enquêtes. Cependant, les tribunaux ont établi certaines limites dans l’exercice des pouvoirs de l’Agence du revenu du Canada (ARC), notamment dans le but de protéger les contribuables contre l’auto-incrimination lors de procédures pénales instituées à leur encontre, protections contenues dans la Charte canadienne des droits et libertés(1)(la Charte), en particulier aux articles 7, 11 et 13.

Entre autres, l’ARC peut demander aux contribuables de fournir des informations additionnelles ou des documents en lien avec les déclarations de revenus des contribuables, en particulier lorsque l’Agence doute de l’exactitude des renseignements qui y apparaissent et plus encore, lorsque l’Agence a des raisons de croire que le contribuable a omis d’inclure certains revenus.

Pour ce faire, l’ARC peut procéder par vérification, ce qui demeure une procédure administrative non considérée comme incriminante. Par contre, l’Agence pourrait procéder par voie d’enquête en vue d’instituer une poursuite de nature pénale, voire criminelle. La tenue d’une telle enquête doit alors être divulguée au contribuable concerné en raison notamment des garanties contenues dans la Charte. Les tribunaux ont confirmé que c’est dans ce cadre que le contribuable bénéficie de la protection contre l’auto-incrimination, notamment par le biais des articles 7, 11 et 13 de la Charte.

Dans une récente décision, Friedman c. Canada,(2) la Cour d’appel fédérale (CAF) a dû se pencher sur la demande faite par les contribuables Friedman qui contestaient les demandes de renseignements (DR) faites par l’ARC dans le cadre d’une vérification fiscale, de nature administrative. La CAF a rejeté l’appel des Friedman suite à la décision(3) rendue par l’honorable juge Pamel de la Cour fédérale qui avait rejeté les arguments des Friedman qui refusaient de fournir les renseignements demandés par l’ARC au motif que ces demandes étaient inconstitutionnelles, en se fondant sur les articles 7 et 13 de la Charte.

Les faits

Les faits sont simples. Les Friedman forment un couple d’octogénaires. Au cours d’une vérification fiscale, il semble que l’ARC soupçonnait les Friedman de détenir des biens à l’étranger et que certains revenus n’auraient pas été déclarés pour les années 2010 à 2016. Le 1er février 2018, l’ARC a demandé au couple Friedman de remplir un questionnaire dans le cadre d’une vérification des avoirs que le couple pourrait détenir à l’étranger qui, selon l’ARC, n’auraient peut‑être pas été divulgués au cours des années d’imposition 2010 à 2016. Étaient également visées, les informations concernant toute entité non cotée avec laquelle les Friedman auraient un lien ou étaient associés pendant cette période.

Les Friedman ont refusé et se sont adressés à la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire, afin de faire déclarer inconstitutionnelles les DR de l’ARC. Le 8 août 2018, la ministre du Revenu national (la ministre) a déposé un avis de demande sommaire demandant à la Cour de contraindre M. et Mme Friedman à fournir les livres, dossiers, documents et renseignements demandés le 1er février 2018. Ces demandes étaient fondées sur les articles 231.1 et 231.7 LIR.

Accompagnant ces DR, l’ARC avait envoyé une lettre à chacun des Friedman précisant que le mot «entités» dans cette lettre fait référence aux sociétés, fiducies, sociétés de personnes, sociétés en commandite, fonds de pension, établissements, fondations, anstalts, stiftungs, associations, organismes de bienfaisance, fonds et toute autre entité ou organisation, qu’elle soit constituée en personne morale ou non, qu’elle soit située ou non au Canada.

Dans la présente lettre, les mots «lien» et «affiliation» doivent être interprétés dans leur sens ordinaire par rapport aux définitions restreintes énoncées dans la LIR.

Motifs de contestation

Essentiellement, les Friedman ont soulevé les motifs suivants afin de contester les DR et la demande d’ordonnance de l’Agence:

  1. Les personnes visées par les DR ne sont pas clairement déterminées et il existe une confusion quant à la cible de la vérification par l’ARC, soit les Friedman ou les entités qui leur sont liées;
  2. Les DR sont inconstitutionnelles, à savoir les articles 231.1 et 231.7 de la LIR portent atteinte à leurs droits contre l’auto-incrimination qui sont garantis par la Charte;
  3. La Cour devrait rendre un jugement déclaratoire visant à limiter l’utilisation de la preuve obtenue lors de la vérification dans d’éventuelles procédures criminelles.

Évidement la Ministre a contesté la requête des Friedman.

Décision de la Cour fédérale, maintenue par la Cour d’appel fédérale

Avant tout, les deux cours ont dû statuer sur la norme de contrôle à appliquer. Les cours ont appliqué la norme de contrôle correcte ou raisonnable pour les questions de droit et, en appel, celle de l’erreur manifeste et dominante, pour les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit.(4) En l’occurrence, la CAF a conclu que la Cour fédérale n’avait commis aucune erreur dans l’appréciation des faits, et qu’elle n’avait commis aucune erreur dans l’appréciation des questions de droit.

Tant la Cour fédérale que la Cour d’appel en sont venues à la conclusion que la requête des Friedman devait être rejetée.

Quant au premier argument des Friedman soutenant la confusion dans l’identité des contribuables visés, la Cour a examiné les critères s’appliquant aux articles 231.1 et 231.7 LIR. Les Friedman s’étaient fondés sur la décision Lin(5)rendue peu de temps auparavant en 2019 par la Cour fédérale où la Cour avait rejeté une demande d’ordonnance de production de renseignements fondée sur le paragraphe 232.7(1) LIR au motif que «… les lettres sont adressées à la fois aux particuliers et aux entités qui leur sont liées. Les entités ne sont pas nommées, et il n’est pas évident de savoir qui fait l’objet de la vérification: les défendeurs ou les entités non désignées ?»(6)

Selon l’arrêt Lin, ces critères sont les suivants:(7)

  1. la personne visée par l’ordonnance doit être clairement identifiée comme tenue de fournir les renseignements demandés;
  2. malgré l’obligation à laquelle elle était tenue de fournir les renseignements ou de produire les documents que la ministre cherche à obtenir, la personne ne l’a pas fait;
  3. le privilège des communications entre client et avocat n’est pas opposable auxdites demandes de documents et de renseignements de la ministre.

Quant aux Friedman, la Cour fédérale a établi une distinction par rapport aux faits de l’arrêt Lin et en est venue rapidement à la conclusion que chacun des Friedman savait qu’il était visé par la DR et que la DR visait également toute entité qui lui était liée ou avec laquelle il était associé, selon les termes mêmes de la lettre reçue.

Passons au second argument des Friedman selon lequel les demandes de renseignements portaient atteinte à leurs droits, car il s’agissait, selon eux, d’une enquête criminelle menée sous le couvert d’une vérification à caractère civil. Lors de l’audition devant la Cour fédérale, le procureur des Friedman a reconnu, après avoir interrogé les représentants de l’ARC, qu’il n’avait trouvé aucune preuve à l’effet qu’une enquête criminelle secrète de l’ARC était en cours ou que le ministre avait l’intention d’intenter un recours de nature pénale contre les Friedman. Par conséquent, la Cour a conclu que l’alinéa 11c) de la Charte ne s’appliquait pas.

Lors de l’appel, les Friedman se sont désistés de l’argument constitutionnel fondé sur l’article 7 de la Charte, en conséquence la Cour n’a pas examiné cette facette de l’argument.

Par la suite, la Cour a examiné l’argument des Friedman sous l’angle de l’article 13 de la Charte. Les Friedman ont plaidé qu’ils bénéficiaient d’une immunité contre l’utilisation de la preuve recueillie au cours de la vérification dans des procédures criminelle ultérieures.

Examinant la jurisprudence sur cette question, notamment les arrêts Campbell(8) (Cour fédérale) et Jarvis(9)(Cour suprême), la Cour d’appel a confirmé les conclusions de la Cour fédérale à l’effet que tant qu’il n’y a pas d’enquête visant ou ayant pour objectif principal le dépôt d’accusations ou de procédures pénales, les Friedman ne bénéficiaient pas des dispositions visant la protection contre l’auto-incrimination contenues dans la Charte et notamment celles prévues à l’article 13. La Cour a conclu que cette demande des Friedman était prématurée. Les Friedman pourront soulever la question de l’invalidité ou de l’inapplicabilité constitutionnelle des dispositions contestées le cas échéant, si le ministre entreprend une enquête ou un recours de nature pénale contre eux.

En l’espèce, les Friedman n’ont soumis ou établi aucun fait en lien avec la tenue d’une enquête criminelle, et la Cour n’a vu aucune preuve à l’effet que les Friedman faisaient l’objet d’une enquête dont l’«objet prédominant» aurait pour effet ou objectif de placer les Friedman face à une procédure de nature pénale ou criminelle, au sens exprimé par la Cour suprême dans la décision Jarvis.

Bien que la décision Jarvis ne portait pas sur l’article 13 de la Charte, mais plutôt sur l’article 24 visant la protection contre l’atteinte à la liberté et l’obtention d’éléments de preuve dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Pour la Cour, dans les deux cas, il est question d’admissibilité d’éléments de preuve dans un contexte d’une «relation de nature contradictoire».(10)

Sur ce point, citant un passage de l’arrêt Jarvis, la Cour d’appel fédérale conclut donc comme suit:

[42] … Le critère de l’objet prédominant n’empêche pas l’ADRC [l’ARC] de mener parallèlement une enquête criminelle et une vérification administrative. Le fait que l’ADRC enquête sur la responsabilité pénale d’un contribuable n’écarte pas la possibilité que soit menée simultanément une enquête dont l’objet prédominant consiste à évaluer l’obligation fiscale du même contribuable. Toutefois, si une enquête sur la responsabilité pénale est engagée postérieurement, les enquêteurs peuvent utiliser les renseignements obtenus conformément aux pouvoirs de vérification avant le début de l’enquête criminelle, mais non les renseignements obtenus conformément à ces pouvoirs après le début de l’enquête sur la responsabilité pénale. Cela vaut tout autant lorsque les enquêtes touchant la responsabilité pénale et l’obligation fiscale visent la même période d’imposition. Tant que l’enquête parallèle a effectivement pour objet prédominant d’évaluer l’obligation fiscale du contribuable, les vérificateurs peuvent continuer d’avoir recours aux par. 231.1(1) et 231.2(1). Il pourrait bien survenir des circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’ARDC qui évaluent l’obligation fiscale du contribuable voudront l’informer qu’une enquête criminelle est également en cours et qu’il n’est pas tenu de se soumettre aux pouvoirs de contrainte prévus par les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour les besoins de l’enquête criminelle. Par contre, les autorités pourraient décider d’avoir recours à la procédure de délivrance d’un mandat de perquisition prévue aux art. 231.3 de la LIR ou 487 du Code criminel pour avoir accès aux documents nécessaires à l’enquête criminelle. En d’autres termes, les pouvoirs de contrainte conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent être exercés pour obtenir des déclarations verbales ou la production de documents écrits dans le but de faire progresser une enquête criminelle. - Jarvis, par. [97]

Conséquemment, la Cour a également rejeté le troisième argument des Friedman.

Conclusion

L’Agence possède des pouvoirs étendus afin d’obtenir des renseignements, documents ou avoir accès à ceux-ci ou à des lieux aux fins de vérification. Cependant, ces pouvoirs ne sont pas illimités. Les Friedman auraient souhaité que la Cour d’appel fédérale balise davantage l’exercice des pouvoirs de l’ARC lors de la cueillette d’informations au moment d’une vérification administrative afin que ces mêmes informations ne puissent être utilisées par le ministre lors d’un éventuel recours pénal à la suite d’une enquête. Jusqu’à présent, les tribunaux ont refusé d’étendre la protection contre l’auto-incrimination d’un contribuable à l’étape de la vérification.

Le présent texte n’a pas pour objet d’étudier l’étendue et les limites des pouvoirs de l’Agence en cette matière. Cependant, la jurisprudence demeure constante à l’effet qu’un contribuable ne peut s’opposer à une telle demande de renseignements en invoquant son droit contre l’auto-incrimination s’il ne fait pas l’objet de mesures ou d’enquête dont l’objet prédominant consisterait à évaluer son obligation fiscale dans un contexte d’une «relation de nature contradictoire», c’est-à-dire qu’il fait l’objet d’une enquête visant au dépôt éventuel de procédures de nature pénale à son égard.

À titre d’informations additionnelles, le fait de ne pas répondre ou donner suite à une demande de renseignements à la suite de l’émission d’une ordonnance par le tribunal à cet effet peut résulter en la déclaration d’un outrage au tribunal, tel que le prévoit le paragraphe 231.7(4) LIR. Cette personne peut également faire l’objet d’une poursuite pénale par l’ARC en vertu du paragraphe 238(1) LIR visant une condamnation à une amende de 1 000 $ à 25 000 $ et/ou d’une peine d’emprisonnement maximale de 12 mois.

Annexe

Extraits des articles 231.1 et 231.7 LIR

231.1(1) Enquêtes — Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois:

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

[…]

231.7(1) Ordonnance — Sur demande sommaire du ministre, un juge peut, malgré le paragraphe 238(2), ordonner à une personne de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu des articles 231.1 ou 231.2 s’il est convaincu de ce qui suit:

a) la personne n’a pas fourni l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents bien qu’elle en soit tenue par les articles 231.1 ou 231.2;

b) s’agissant de renseignements ou de documents, le privilège des communications entre client et avocat, au sens du paragraphe 232(1), ne peut être invoqué à leur égard.

[…]

(4) Outrage — Quiconque refuse ou fait défaut de se conformer à une ordonnance peut être reconnu coupable d’outrage au tribunal; il est alors sujet aux procédures et sanctions du tribunal l’ayant ainsi reconnu coupable.

Extraits des articles 7, 11 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés

7. Vie, liberté et sécurité — Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[…]

11. Affaires criminelles et pénales — Tout inculpé a le droit:

[…]

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

[…]

13. Témoignage incriminant — Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.


  1. Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11.
  2. Friedman c. Canada (Revenu national), 2021 CAF 101 (CanLII), 26 mai 2021.

  3. Friedman c. Canada, 2019 CF 1583 (CanLII), 10 décembre 2019.

  4. Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33; [2002] 2. R.C.S. 235.

  5. Canada (Revenu national) c. Lin, 2019 CF 646.

  6. Ibid., par. [31].

  7. Ibid., par. [26]. D’autres décisions en font état: notamment les décisions Canada (Ministre du Revenu national) c. SML Operations (Canada) Ltd., 2003 CF 868, [2003] A.C.F. no 1111 (QL), par. 13 et 14 (décision SML), Canada (Revenu national) c. Chamandy, 2014 CF 354, 452 F.T.R. 261, par. 27 à 29 (décision Chamandy), décision Lin, par. 22.

  8. Campbell c. Canada (Procureur général), 2018 CF 683.

  9. R. c. Jarvis, 2002 CSC 73; [2002] 3 R.C.S. 757.

  10. Friedman, note 1 précitée, par. [41].

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

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