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Fiscalité et comptabiliténovembre 16, 2023

Une cotisation par avoir net n’implique pas automatiquement l’imposition d’une pénalité pour négligence grossière

Contexte

Dans une décision récente(1), la CCI a dû évaluer si l’ARC avait, à bon droit, imposé la pénalité pour négligence grossière prévue au paragraphe 163(2) LIR, malgré qu’elle avait maintenu les avis de cotisation basés sur l’avoir net à l’encontre d’un contribuable canadien, incluant même une année cotisée hors du délai normal de nouvelle cotisation.

Faits

Après avoir complété ses études de niveau secondaire, Jonathan Lapierre, un résident de Nouvelle-Écosse a commencé à travailler pour son père dans le domaine de la construction pendant une dizaine d’années en tant que menuisier-charpentier. En juin 2014, son père lui a cédé l’entreprise et transféré à titre gratuit les actifs de l’entreprise incluant la clientèle, mais il a continué de travailler pour son fils Jonathan pendant quelques années.

À compter de ce moment, Jonathan a mené son entreprise de construction générale personnellement sans constituer celle-ci en personne morale. Ainsi, il utilisait son compte bancaire personnel également pour ses activités de l’entreprise. En plus de son père, il avait un autre employé. Ses activités étaient exercées dans les trois provinces maritimes, mais principalement en Nouvelle-Écosse. Lors de l’audition, l’appelant (Jonathan Lapierre), a témoigné que toutes les recettes de l’entreprise étaient perçues par chèques ou transferts électroniques de fonds et les déboursés s’effectuaient par chèques ou transferts de fonds.

N'ayant pas de formation particulière en comptabilité ou en administration, M. Lapierre effectuait tout de même sa propre tenue de livres, mais utilisait les services d’une comptable externe pour les remises mensuelles de taxes et de retenues salariales. Dans son témoignage, M. Lapierre a avoué avoir trouvé difficile le passage de simple employé à celui d’entrepreneur, avec toutes les responsabilités que comporte le fait d’être en affaires (la recherche de clients, les soumissions, la charge des employés, s’assurer de la qualité du travail, la comptabilité, les rapports, etc.), malgré toute l’aide reçue de son père et en partie de son épouse.

L’ARC a cotisé M. Lapierre pour les années 2015, 2016 et 2017. L’année 2015 étant prescrite, le ministre a soutenu que M. Lapierre avait soit fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis de la fraude en produisant la déclaration ou en fournissant certains renseignements sous le régime de la présente loi, tel que prévu au sous-alinéa 152(4)a)(i) LIR.

Lors d’une vérification fiscale initiale portant sur l’année 2017, en effectuant une analyse par avoir net, l’agente de vérification fiscale a détecté suffisamment d’écart pour cette année pour justifier une analyse plus approfondie des années 2016 et 2015. Son analyse a produit le résultat qui apparaît au tableau ci-dessous et à partir de laquelle les avis de nouvelle cotisation ont été émis. Le ministre a de plus ajouté des pénalités pour négligence grossière ou omission volontaire pour chacune de ces années, en vertu du paragraphe 163(2) LIR.

Table title

Année

Déclaré

Révisé

Ajustement
net

2015 

 
(a) Revenu net(perte nette) d’entreprise (28 007) $ 50 048 $ 78 055 $
(b) Revenu total (22 787) $ 55 268 $ 78 055 $

2016

 
(a) Revenu net d’entreprise 14 011 $ 62 057 $ 48 046 $
(b) Revenu total 4 927 $ 52 973 $ 48 046 $

2017

     
(a) Revenu net (perte nette) d’entreprise (43 755) $ 45 951 $ 89 706 $
(b) Revenu total (43 755) $ 45 951 $ 89 706 $

La Cour canadienne de l’impôt

M. Lapierre s’est donc opposé aux trois avis de nouvelle cotisation, soutenant que:

  1. l’appelant n’avait pas commis de négligence grossière ou d’omission volontaire dans les montants apparaissant dans ses déclarations fiscales des années 2015, 2016 et 2017;
  2. le ministre ne pouvait pas émettre d’avis de cotisation pour l’année 2015, celle-ci se situant hors de la période normale de nouvelle cotisation;
  3. le ministre ne pouvait pas appliquer les pénalités prévues au paragraphe 163(2) LIR pour toutes les années concernées.

Après analyse, la Cour, sous la plume de l’honorable Susan Wong, a accueilli en partie l’appel de M. Lapierre, décidant que les pénalités imposées sous le paragraphe 163(2) LIR étaient mal fondées.

Témoignant pour l’intimé, l’agente de vérification fiscale a établi que:

  • elle a rencontré l’appelant qui a collaboré et qu’effectivement, ce dernier effectuait la tenue de livres comptables lui-même, que la comptabilité était remise mensuellement à la comptable externe afin que cette dernière prépare les rapports mensuels de taxes et des remises des déductions salariales et les contributions de M. Lapierre en tant qu’employeur. Elle préparait également les déclarations fiscales de l’appelant;
  • son analyse s’est basée primordialement sur les transactions bancaires du compte de l’appelant. La vérificatrice a noté que la comptabilité de l’appelant était tenue proprement et clairement;
  • toutefois, juste pour l’année 2017, elle avait constaté des écarts dans les dépôts totalisant 77 575 $ par rapport à ce qui avait été déclaré par l’appelant;
  • ces écarts étant jugés significatifs, elle a procédé à une analyse plus approfondie des transactions (entrées et sorties de fonds) pour les années 2017, 2016 et 2015;
  • pour l’année 2017, elle a recensé des retraits totalisant 463 092,77 $, mais en soustrayant les dépenses reliées à l’entreprise, un montant de 89 281,64 $ demeurait inexpliqué. Elle a alors attribué ce montant à des dépenses personnelles;
  • son analyse de la valeur nette de l’appelant pour l’année 2017 seulement, lui a enfin permis de conclure que l’appelant avait omis de déclarer 96 680 $ de revenus, somme rajustée à 89 706 $ pour la cotisation;
  • quant à la méthode, son analyse s’est faite de façon très conservatrice, signifiant que la vérificatrice fiscale a accordé un large bénéfice du doute en faveur de l’appelant en catégorisant plusieurs montants en écart comme des dépenses attribuées aux activités de l’entreprise de l’appelant;
  • si elle s’en était tenue exclusivement aux montants déclarés par l’appelant, les montants disponibles pour ses dépenses personnelles et celles de sa famille de cinq personnes (l’appelant, son épouse et trois enfants) auraient été nettement insuffisants pour vivre et ce, pour chacune des trois années révisées;

En ce qui concerne la pénalité pour négligence grossière, le ministre a soutenu qu’il était en droit d’appliquer cette pénalité car:

  1. les écarts dans les revenus rapportés sont matériels pour les trois années en cause;
  2. l’appelant était le seul propriétaire de l’entreprise et effectuait lui-même la tenue des livres comptables; il avait le plein contrôle sur le compte bancaire de l’entreprise et il savait ou aurait dû savoir que des revenus n’avaient pas été déclarés;
  3. il n’a pas maintenu une comptabilité adéquate, la preuve ayant démontré les écarts de revenus entre ceux déclarés et ceux non déclarés;
  4. sa vérification lui a permis de constater que l’appelant comprenait suffisamment bien les aspects techniques de base d’un système comptable, que son système comptable était organisé, mais que les données enregistrées étaient incomplètes.

Analyse et décision du tribunal

Revenus non déclarés

En ce qui concerne les revenus non déclarés par l’appelant, la Cour a donné droit aux arguments du ministre. Bien que l’honorable juge Wong ait trouvé que l’appelant pouvait être crédible, ce dernier n’a pas réussi à se décharger de son fardeau de preuve face aux arguments et à la preuve soumise par le ministre.

L’appelant a soumis avoir rencontré des difficultés financières et qu’il a dû avoir recours à une marge de crédit et une carte de crédit commerciale dont les soldes excédaient 42 000 $ et qu’il a dû vendre sa maison en 2001 pour alléger ce fardeau financier. La Cour n’a pas jugé ces arguments convaincants et surtout, ceux-ci ne procuraient aucune explication valable aux constats et conclusions du ministre quant aux montants non déclarés. Ce fardeau appartenait à l’appelant et il n’a pas réussi à contrer la preuve soumise par l’intimé.

Pénalités pour négligence grossière

Quant aux pénalités pour négligence grossière, la Cour note que le fardeau de la preuve appartient au ministre et que ce fardeau est élevé. Dans son analyse, le tribunal doit examiner quelle serait la conduite d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Le tribunal doit également considérer d’autres facteurs tels que l’étendue ou la gravité de l’omission, ou si le contribuable a eu l’opportunité de détecter l’erreur, son niveau d’éducation et/ou de raffinement ou de connaissance («sophistication»), etc.

La pénalité prévue au paragraphe 163(2) LIR peut être appliquée lorsque le contribuable a volontairement ou dans des circonstances équivalent à une négligence grossière, «fait sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, fait un faux énoncé ou une omission dans une déclaration, un formulaire, un certificat, un état ou une réponse (appelé «déclaration» au présent article) rempli, produit ou présenté, selon le cas, pour une année d’imposition pour l’application de la présente loi, ou y participe, y consent ou y acquiesce». Le ministre prétend que l’appelant savait ou aurait dû savoir qu’il n’avait pas rapporté certains montants dans ses revenus pour les années en cause.

Aux yeux du tribunal, la grossière négligence implique un niveau de négligence plus élevé que le simple fait de ne pas avoir agi de manière raisonnable. Se référant à l’arrêt de la CAF dans Wynter2, la juge Wong affirme qu’il existe une différence marquée entre ce à quoi on se serait attendu et la grossière négligence impliquant davantage que l’insouciance et la déclaration inexacte. Cela implique un degré de négligence plus grand que le simple défaut d’agir avec un soin raisonnable; le degré de négligence requis doit être semblable à une intention d’agir de manière grossièrement négligente ou avec une indifférence à respecter la loi ou non.3

Après analyse, la Cour en est venue à la conclusion que la preuve du ministre ne supportait pas l’imposition des pénalités pour grossière négligence pour les années 2015, 2016 et 2017, dans les circonstances.

Le niveau de connaissance et de «sophistication» en affaires du contribuable était modeste, en particulier pour les années en cause. La Cour a rappelé que M. Lapierre avait des études de niveau secondaire qui lui ont mené à travailler pour son père pendant dix ans, jusqu’en 2014. La Cour a considéré qu’il était raisonnable de croire que M. Lapierre n’était pas nécessairement préparé ou prêt à devenir entrepreneur après dix ans de travail pour son père. 

Même si l’agente de vérification fiscale a démontré que la tenue de livres était inadéquate ou incomplète, celle-ci lui apparaissait tout de même ordonnée et claire. Pour le tribunal, cela suggère à tout le moins une intention de vouloir maintenir une comptabilité en ordre pour le contribuable, même si les efforts n’ont pas suffi. La Cour tient compte également que les années en cause se situent au début de l’aventure en affaires de l’appelant et que ce dernier a reconnu ne pas posséder de connaissance et d’expérience en gestion. Pour ces motifs, la Cour s’est dit non convaincue que l’appelant ait agi de manière grossièrement négligente ou volontaire au sens du paragraphe 163(2) LIR.

Cotisation hors de la période normale de nouvelle cotisation

En ce qui concerne la cotisation relative à l’année 2015, le sous-alinéa 152(4)a)(i) LIR prévoit que:

(4) Cotisation et nouvelle cotisation — Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants:

a) le contribuable ou la personne produisant la déclaration:

(i) soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration ou en fournissant quelque renseignement sous le régime de la présente loi. […]

La période normale de nouvelle cotisation étant de trois ans depuis le premier avis de cotisation, il appert que l’avis de cotisation pour l’année 2015 était hors du délai prévu à l’alinéa 152(3.1)b) LIR.

Pour émettre une telle cotisation, le ministre bénéficie d’un fardeau beaucoup plus faible que celui requis sous le paragraphe 163(2) LIR. Ainsi, il n’est pas nécessaire de démontrer que le contribuable a agi avec grossière négligence, mais simplement qu’il a fait une présentation erronée des faits avec négligence ou inattention.

Compte tenu de la preuve fournie par le ministre, la Cour n’a eu aucune hésitation à donner droit à la demande de l’intimé et maintenir l’avis de nouvelle cotisation pour l’année 2015, en plus de ceux pour les années 2016 et 2017, mais a refusé les pénalités pour négligence grossière.

Commentaires

En premier lieu, il faut mentionner que la décision Lapierre a été rendue par la CCI en procédure informelle. Celle-ci peut servir de guide pour d’autres affaires semblables et dans des contextes semblables, mais non de jurisprudence car, comme l’énonce l’article 18.28 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt: «Les jugements rendus sur les appels visés à l’article 18 [procédure informelle] ne constituent pas des précédents jurisprudentiels.» Bien que la décision de l’honorable juge Wong puisse être soutenue, elle nous apparaît reposer sur un soupçon d’équité, compte tenu de la situation particulière de l’appelant.

  1. Lapierre v. The King, 2023 CCI 152 (25 octobre 2023).
  2. Wynter v. Canada, 2017 CAF 195, par. 19.
  3. Venne v. Her Majesty the Queen, 1984 CanLII 5717 (CF), par. 37.

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

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