Résumé : Le Tribunal administratif du travail a récemment jugé incomplète la démarche effectuée par la Ville de Montréal pour trouver un emploi convenable à un travailleur aux prises avec des limitations fonctionnelles suite à une lésion professionnelle, et ce, à la lumière des récents enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Caron. Dans la décision Valléeet Ville de Montréal – Arrondissement Côte-des-Neiges—Notre-Dame-de-Grâce(1), la juge administrative Francine Juteau devait déterminer si l’employeur a respecté l’obligation d’accommodement que lui impose la Charte des droits et libertés de la personne(2)(ci-après « Charte ») à l’égard d’un travailleur victime d’une lésion professionnelle lui ayant occasionné des limitations fonctionnelles permanentes. Plus particulièrement, elle était saisie de la contestation par le travailleur d’une décision rendue par la CSST (maintenant « CNESST ») à la suite d’une révision administrative. Cette décision, rendue avant que la Cour suprême ne se prononce dans l’arrêt Caron(3), concluait que le travailleur ne pouvait retourner travailler à la Ville en raison de ses limitations fonctionnelles et déterminait un emploi convenable ailleurs sur le marché du travail. Le Tribunal administratif du travail était appelé à réviser cette décision à la lumière des enseignements de la Cour suprême qui, entretemps, a tranché de façon définitive.
1. Faits
Le travailleur occupe un emploi permanent de préposé aux travaux généraux dans l’arrondissement Côte-des-Neiges—Notre-Dame-de-Grâce (ci-après « arrondissement CDN/NDG ») et travaille principalement comme jardinier. Il présente une réclamation à la CSST suite à l’apparition d’une douleur vive au coude droit alors qu’il effectuait son travail. Dans cette réclamation, le travailleur allègue que la douleur ressentie serait apparue suite à l’utilisation répétée d’un sécateur et qu’elle serait devenue plus aiguë le 31 août 2011, lorsqu’il a donné un coup de sécateur sur la maille d’une clôture en métal. Le 16 mars 2015, la Commission des lésions professionnelles (maintenant le « Tribunal administratif du travail »)entérine un accord intervenu entre les parties dans lequel elles reconnaissent que le travailleur est porteur de limitations fonctionnelles aux coudes droit et gauche en lien avec sa lésion professionnelle du 31 août 2011. Les parties établissent l’atteinte permanente du travailleur à 28.75 %. Le travailleur est alors admis en réadaptation par la CSST. L’employeur constate qu’il n’est pas possible d’accommoder le travailleur dans son emploi prélésionnel, en raison de ses limitations fonctionnelles. De concert avec la conseillère en réadaptation, il évalue ensuite la possibilité d’un autre emploi convenable et analyse plus précisément les fonctions de préposé aux travaux et à la propreté et préposé à l’entretien sport et loisirs. L’employeur note toutefois que les tâches de ces deux fonctions contreviennent, à certains égards, aux limitations fonctionnelles du travailleur. Ce constat amène l’employeur à conclure qu’il n’y a pas d’emploi convenable pour le travailleur à l’intérieur de son organisation.
2. Rappel de l’évolution du droit sur la notion d’accommodement raisonnable en contexte de lésion professionnelle
La juge Francine Juteau se penche d’abord sur l’obligation d’accommodement prévue aux articles 10 et 16 de la Charte. Elle rappelle que l’obligation d’accommodement de l’employeur en faveur d’un travailleur handicapé constitue un principe fondamental en droit du travail, la notion de handicap devant être interprétée de manière large et libérale. En vertu de la Charte, les travailleurs handicapés bénéficient donc des droits à l’égalité et à l’accommodement, permettant ainsi d’atténuer les effets néfastes de leur handicap. De façon parallèle, les travailleurs handicapés en raison d’une lésion professionnelle bénéficiaient plutôt du régime établi par Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles(4)(ci-après « LATMP »). Ainsi, la LATMP prévoyait un régime complet d’indemnisation pour les travailleurs handicapés en raison d’une lésion professionnelle et constituait, selon la jurisprudence majoritaire rendue avant l’affaire Caron, une procédure d’accommodement distincte des obligations découlant de la Charte. L’arrêt Caron(5)rendu par la Cour d’appel en 2015 a toutefois modifié l’état du droit sur la question de l’obligation d’accommodement de l’employeur dans le contexte d’une lésion professionnelle. Dans cette affaire, la Cour d’appel conclut que les dispositions de la LATMP doivent être interprétées et appliquées conformément aux dispositions de la Charteet qu’il n’y a pas lieu d’établir deux régimes d’accommodements parallèles. L’employeur qui procède à un exercice d’accommodement devra donc appliquer la LATMP de manière conforme à la Charte, sous réserve du critère de la contrainte excessive. La Cour suprême a d’ailleurs confirmé cette décision en février 2018(6). S’exprimant pour la majorité, la juge Abella souligne qu’il n’y a aucune raison de limiter les principes applicables aux personnes handicapées lorsque ce handicap découle d’une lésion professionnelle. L’employeur devra donc faire la preuve qu’il ne peut réintégrer le travailleur sans que cela ne lui cause une contrainte excessive. La Cour suprême rappelle également que cette obligation d’accommodement est un processus individualisé qui dépend largement des caractéristiques de l’entreprise et des circonstances particulières de l’espèce.
3. Décision
La Ville invitait le tribunal à faire preuve d’une certaine réserve dans l’analyse de sa démarche de recherche d’un emploi convenable, puisque les faits étaient antérieurs à l’arrêt Caron. La juge a toutefois jugé qu’il y avait lieu de procéder à une analyse basée sur les principes d’actualité à la lumière des enseignements de la Cour suprême. Au mérite, la Ville plaidait que c’est la CSST qui avait mis un terme au processus de détermination d’un emploi convenable chez l’employeur en rendant de façon précipitée sa décision sur l’emploi convenable, faisant ainsi en sorte que toutes les parties ont cessé de parler de réadaptation et se sont mises en mode litige. La juge retient plutôt que la CSST a accompli son mandat en demandant à l’employeur s’il avait un emploi convenable à offrir. Comme l’employeur ne semblait pas ouvert à d’autres possibilités que les deux postes analysés, la CSST a rendu une décision d’emploi convenable ailleurs sur le marché du travail. La juge administrative note que l’employeur ne peut faire porter la responsabilité de son obligation d’accommodement aux autres parties. Cette obligation lui incombe en premier lieu. Elle souligne que la présente affaire se déroule dans un contexte où l’employeur est un organisme public de grande taille doté d’une organisation, d’infrastructures et de ressources financières et matérielles importantes et qui emploie de nombreux travailleurs dans des emplois de différentes natures. Elle souligne également que le travailleur est régi par une convention collective qui permet aux parties de s’entendre sur une réintégration interunité syndicale à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. La juge retient que le travailleur n’a effectivement pas la capacité à exercer l’emploi de préposé à l’entretien sport et loisirs à l’arrondissement CDN/NDG. Elle souligne toutefois qu’il n’est pas exclu que le travailleur soit en mesure d’effectuer cet emploi dans un autre arrondissement où les tâches considérées incompatibles avec ses limitations fonctionnelles ne seraient pas requises. Elle conclut que l’employeur n’a pas fait les efforts nécessaires pour satisfaire à son obligation d’accommodement jusqu’à la limite de la contrainte excessive. Elle note que l’employeur s’est plutôt limité « à déterminer si les exigences de cet emploi permettaient le respect des limitations fonctionnelles du travailleur, suivant les critères de l’emploi convenable édictés par la LATMP »(7). La juge ajoute que le représentant de l’employeur n’a pas considéré la possibilité que le travailleur puisse exercer cet emploi dans d’autres arrondissements et qu’il a plutôt cessé ses démarches pour trouver un accommodement au travailleur, et ce, dès la réception du rapport de son ergonome sur les deux postes analysés. Ces divers constats amènent la juge à conclure que l’employeur n’a pas démontré qu’il avait envisagé l’ensemble des solutions possibles pour réintégrer le travailleur. Le tribunal accueille donc la requête du travailleur et retourne le dossier à la CNESST afin qu’elle reprenne le processus de détermination d’un emploi convenable chez l’employeur en collaboration avec toutes les parties.
4. Commentaires
Cette décision est une illustration des conséquences de l’arrêt Caronen matière de recherche d’un emploi convenable pour un travailleur victime d’une lésion professionnelle. Les employeurs ne peuvent se contenter, comme c’était parfois le cas auparavant, d’une interprétation restrictive de la notion d’emploi convenable. Comme dans tout dossier d’accommodement, ils doivent envisager diverses solutions qui peuvent parfois déborder la notion classique d’emploi convenable au sens de la LATMP, si cela ne leur cause pas une contrainte excessive. Les employeurs doivent donc être proactifs dans le cadre de cette démarche et prendre en charge le processus afin d’éventuellement être en mesure de démontrer qu’ils ont satisfait à leur obligation d’accommodement.
- Valléeet Ville de Montréal – Arrondissement Côte-des-Neiges—Notre-Dame-de-Grâce, 2018 QCTAT 5440, AZ-51543962 (Francine Juteau).
- Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12.
- Québec(Commission de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3.
- Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ c A-3.001.
- Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Caron, 2015 QCCA 1048.
- Québec(Commission de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3.
- Valléeet Ville de Montréal – Arrondissement Côte-des-Neiges—Notre-Dame-de-Grâce, par. 55.