Fiscalité et comptabilitéfévrier 20, 2018

Application de la RGAE lors d’une vente d’actions

Dans l’affaire Gervais c. Canada(1), la Cour d’appel fédérale («CAF») a dû se prononcer quant au bien-fondé de la cotisation émise par l’Agence du revenu du Canada («ARC») contre M. Guy Gervais basée sur la règle générale anti-évitement («RGAE») prévue à l’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu («LIR»), suite à la vente de ses actions à un acquéreur sans lien de dépendance. Préalablement et peu de temps avant cette vente, M. Gervais a cédé à titre gratuit la moitié de ses actions à son épouse en recourant aux dispositions de roulement et en lui vendant l’autre moitié de ses actions à la juste valeur marchande («JVM»). Par l’effet cumulé de certaines dispositions, ces transactions ont eu pour résultat de diminuer de manière importante le gain en capital qui aurait normalement été imposable entre les mains de M. Gervais s’il avait vendu toutes ses actions directement à l’acquéreur, tel qu’il avait été prévu dans l’offre.

Faits

Les faits pertinents peuvent se résumer comme suit:

  • L’appelant Guy Gervais et son frère détenaient la totalité de la société Vulcain Alarme Inc. (ci-après: «Vulcain»), une société privée sous contrôle canadien («SPCC») exploitant activement une entreprise au sens de l’article 125 LIR.
  • L’épouse de M. Guy Gervais, Mme Gendron, n’était pas actionnaire, mais elle avait collaboré activement dans l’entreprise de son époux depuis de nombreuses années, selon ce qui apparaît au jugement.
  • Au cours de l’été 2002, les frères Gervais ont reçu une offre non sollicitée afin de vendre leurs actions à la société BW Technologies Ltée (ci-après: «BW Technologies»), une société sans lien de dépendance avec les vendeurs.
  • Les frères Gervais acceptent l’offre de BW Technologies avant le 26 septembre 2002.
  • Ils procèdent à un remaniement du capital-actions de Vulcain en date du 26 septembre 2002. Entre autres, 790 000 actions ordinaires sont converties en 2 087 778 actions privilégiées catégorie «E», correspondant à la JVM desdites 790 000 actions ordinaires.
  • Le même jour, M. Gervais vend à son épouse la moitié (soit 1 043 889) des 2 087 778 actions privilégiées «E» pour une contrepartie de 1,00 $ par action, soit une somme totale de 1 043 889 $ et il effectue le choix de la JVM (donc d’exclure le roulement) prévu au paragraphe 73(1) LIR. Madame Gendron est donc réputée avoir acquis ce bloc d’actions à la JVM et son PBR se situe à 1 043 889 $.
  • Le 30 septembre 2002, M. Gervais donne à son épouse les 1 043 889 actions privilégiées «E» restantes par voie de roulement selon le paragraphe 73(1) LIR. À l’égard de ce bloc d’actions, le PBR de Mme Gendron est de 43 889 $, ce qui correspond au PBR du cédant M. Gervais pour lesdites actions privilégiées de catégorie «E».
  • Le 7 octobre 2002, Mme Gendron vend la totalité des 2 087 778 actions privilégiées «E» qu’elle détenait en faveur de BW Technologies pour la somme de 2 087 778 $.
  • Par application automatique du paragraphe 47(1) LIR, les 2 087 778 actions «E» étant des biens identiques, leur PBR fut déterminé en fonction du coût moyen, soit la somme de 1 087 778 $.
  • Ce faisant, Mme Gendron réalise un gain en capital de 1 000 000 $ dont 500 000 $ était imposable.
  • Compte tenu du roulement utilisé lors de la donation du second bloc d’actions privilégiées «E», le paragraphe 74.1 LIR a eu pour effet d’attribuer à M. Gervais une partie du gain en capital réalisé par Mme Gendron, soit la moitié de ce gain, Mme Gendron conservant l’imposition de l’autre moitié du gain en capital imposable.
  • Tant M. Gervais que Mme Gendron ont alors réclamé la déduction pour gain en capital prévue au paragraphe 110.6(2.1) LIR, faisant en sorte qu’aucun impôt ne devenait payable par M. Gervais et Mme Gendron, sous réserve de l’application possible de l’impôt minimum de remplacement.
  • Gervais aurait donc réussi à disposer d’actions valant 2 087 778 $ et ayant un PBR de 43 889 $ essentiellement sans devoir payer d’impôt.

Considérant la structure et la séquence des transactions intervenues, l’ARC a émis des avis de cotisation à l’égard de M. Gervais sur la base de la RGAE prévue à l’article 245 LIR.

Décision de la Cour canadienne de l’impôt(2)

Procédant à une longue analyse, le juge Jorré de la Cour canadienne de l’impôt («CCI») a conclu que la disposition par Mme Gendron des actions achetées de M. Gervais constituait du revenu d’entreprise alors que celle portant sur les actions reçues par don de M. Gervais donnait lieu à du gain en capital imposable entre les mains de ce dernier. La CCI a noté que M. Gervais avait mis en place une série d’opérations faisant en sorte qu’il avait réussi à éviter un impôt qui aurait normalement été payable s’il avait vendu la totalité de ses actions à BW Technologies. Cette série d’opérations lui avait procuré un avantage fiscal et la CCI a conclu que les opérations, prises dans leur ensemble, leur donnaient un caractère abusif. En conséquence, la disposition générale anti-évitement devait trouver application. Cette décision a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale.

Décision de la Cour d’appel fédérale

L’appelant a contesté la décision de la CCI alléguant que le juge de première instance avait commis une erreur de droit déterminante à l’effet que la RGAE s’appliquait. Il a de plus soutenu qu’il n’avait bénéficié d’aucun avantage fiscal, mais que c’était plutôt son épouse qui en aurait bénéficié. L’appelant a également plaidé qu’il avait réellement l’intention de faire en sorte que la contribution de son épouse dans Vulcain soit reconnue et c’est à cette fin que les transactions ont été réalisées entre eux. Il a soutenu enfin qu’il n’y avait eu aucun abus dans l’application de la loi. L’ARC a contesté les prétentions de l’appelant arguant que l’article 245 LIR devait, à bon droit, trouver application en l’espèce. En analyse, la CAF passe en revue les principales dispositions devant être considérées dans le cadre de l’ensemble des transactions effectuées par M. Gervais et son épouse, dans les circonstances:

«[30] Les alinéas 69(1)b) et c) de la LIR prévoient que lorsqu’il y a transfert de bien entre personnes ayant un lien de dépendance – incluant des époux ou conjoints de fait – pour un prix qui ne correspond pas à la juste valeur marchande du bien transmis, l’auteur du transfert et son bénéficiaire sont respectivement réputés avoir disposé et acquis le bien pour une contrepartie égale à cette juste valeur marchande avec les conséquences fiscales que ceci emporte.

[31] Les règles d’attribution prévues aux articles 73 à 74.5 (les règles d’attribution) permettent à des époux de déroger à cette règle. Dans un premier temps, le paragraphe 73(1) fait en sorte que lorsque le transfert a lieu entre époux ou conjoints de fait, la réalisation d’un gain ou d’une perte, selon le cas, est différée par le jeu d’un roulement jusqu’à ce que le bien en question soit vendu à l’extérieur de la cellule familiale, auquel moment le paragraphe 74.2(1) attribue le gain ou la perte réalisés à l’auteur du transfert.

[32] L’application des règles d’attribution peut cependant être écartée lorsque le transfert a lieu pour un prix au moins égal à la juste valeur marchande du bien transmis et l’auteur du transfert exerce le choix prévu au paragraphe 73(1) à cette fin dans sa déclaration de revenus (paragraphe 74.5(1)). En l’espèce, l’appelant a effectué ce choix à l’égard des actions vendues à son épouse, mais pas à l’égard des actions données, de sorte que les règles d’attribution ne se sont appliquées qu’aux actions transmises par voie de la donation.

[33] Par ailleurs, les actions vendues et données à Mme Gendron étant des biens identiques et comportant un PBR différent, le mécanisme du paragraphe 47(1) est intervenu de sorte que le PBR des 2 087 778 actions vendues à BW Technologies a été réputé établi en fonction de leur coût moyen plutôt qu’en fonction de leur coût réel. Comme le souligne le juge de la CCI, ce paragraphe a pour seul but de faciliter le calcul d’un gain (ou d’une perte) issu de la vente de biens identiques, l’idée étant, qu’une fois tous vendus, le résultat serait le même que le calcul de leur PBR soit effectué en fonction de leur coût réel ou de la moyenne de leurs coûts.»(3)

À l’unanimité, la CAF rejette les prétentions de l’appelant. En premier lieu, selon la CAF, l’appelant erre lorsqu’il prétend ne pas avoir bénéficié d’un avantage fiscal au sens de l’article 245 LIR. Dans les faits, la vente ou la donation des actions en faveur de son épouse a fait en sorte que c’est cette dernière qui a subi les conséquences fiscales de la vente subséquente des actions à BW Technologies. En réalité, c’est l’appelant qui a diminué son fardeau fiscal en agissant de cette manière. De plus, bien que la Cour reconnaisse que Mme Gendron ait pu avoir droit à une certaine forme de compensation en reconnaissance de ses années de services pour Vulcain, l’appelant disposait d’autres moyens pour obtenir ce résultat. En l’espèce, la donation d’un bloc d’actions en faveur de son épouse faisant partie de la série d’opérations ayant précédé la vente des actions à BW Technologies, n’est aucunement justifiée à cet égard et ces opérations ne peuvent être considérées comme étant engagées dans la poursuite d’objets véritables et non fiscaux. De plus, selon l’arrêt Copthorne(4), il suffit que l’une des opérations de la série soit effectuée pour obtenir un avantage fiscal pour donner lieu à une opération d’évitement. En l’occurrence, la vente de l’autre bloc d’actions à son épouse constitue une telle opération ne recherchant qu’un avantage fiscal. Enfin, c’est à bon droit que le juge Jorré a conclu qu’il y avait eu abus, tel qu’il le mentionne dans les passages suivants de la décision de la CCI:

«[134] Quand on tient compte à la fois des paragraphes 73(1), 74.2(1) et 74.5(1), l’économie de la Loi veut donc que lorsqu’un individu transfère un bien à son époux ou conjoint de fait, il peut y avoir report de l’impôt exigible(92) par ailleurs. S’il y a report, au moment où l’époux ou le conjoint de fait dispose du bien, il y aura attribution du gain en capital imposable à l’individu qui a fait le transfert(93).

(92) Il y a un roulement et, en conséquence, un report d’impôt, à moins que l’individu qui fait le transfert fasse le choix de ne pas avoir de roulement.

(93) Comme la Cour suprême l’a dit dans l’arrêt Lipson, 2009 CSC 1 (anLII), l’objet et l’esprit des règles d’attribution visent spécifiquement à empêcher que des époux tirent profit de leur lien de dépendance afin de réduire leur impôt exigible.

[135] Ici, on doit considérer toutes les circonstances entourant la série: le recours aux transferts des deux blocs d’actions de catégorie «E», un bloc par vente et un bloc par donation, le choix de ne pas faire de roulement quant aux actions vendues à Mme Gendron, le choix de permettre le roulement quant aux actions données à Mme Gendron avec le résultat que le paragraphe 47(1) de la Loi s’applique au moment où Mme Gendron vend ses actions. Il est évident que ce résultat donne lieu à un résultat que le paragraphe 74.2(1) vise à empêcher et qui contrecarre l’objet du paragraphe 74.2(1) et l’économie de la Loi en évitant l’attribution d’une partie du gain en capital imposable à M. Gervais qui aurait normalement eu lieu au moment où Mme Gendron a vendu ses actions. (Soulignements de la CAF)

[136] Il s’ensuit qu’il y a abus dans l’application des dispositions de la Loi et, qu’en conséquence, le paragraphe 245(2) s’applique.»

Pour la CAF, le fractionnement du gain en capital qui aurait normalement été imposable en totalité entre les mains de l’appelant et le fait qu’il n’a payé un impôt que sur une partie de ce gain vont à l’encontre de l’objet et l’esprit des paragraphes 73(1) et 74.2(1) LIR. La mécanique mise en place a fait en sorte que l’appelant surtout, et son épouse, ont profité de l’application automatique du paragraphe 47(1) LIR. L’offre d’achat déposée par BW Technologies démontre que le bloc d’actions données comportait une plus-value de 1 000 000 $ au moment de son transfert à Mme Gendron. «Puisque le roulement prévu au paragraphe 73(1) LIR a eu pour effet de différer la réalisation de ce gain dans son entièreté, c’est la totalité de la partie imposable de ce gain qui devait être attribuée à M. Gervais selon l’objet et l’esprit du paragraphe 74.2(1) LIR. Il s’ensuit que le fractionnement de ce gain, suite à l’utilisation astucieuse qui fut faite du paragraphe 47(1) LIR, fait échec à la raison d’être de ces dispositions.»(5) Pour ces motifs, la Cour a rejeté l’appel de M. Gervais et a reconnu l’application de la RGAE à l’ensemble des opérations intervenues dans la vente des actions de M. Gervais et Mme Gendron à BW Technologies.

  1. Gervais c. Canada, 2018 CAF 3, 9 janvier 2018.
  2. Gervais c. La Reine, 2014 CCI 119, 23 avril 2014.
  3. Supra Note 1, par. [30] à [33].
  4. Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721 («Copthorne»).
  5. Supra Note 1, par. [51].

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

Back To Top