Introduction
La décision de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) dans l’affaire Kallis v. The Queen(1) nous donne l’opportunité d’examiner les critères permettant d’établir si l’activité de placement sous forme de prêts, même de montants importants et à peu de clients, peut donner lieu à du revenu d’entreprise par opposition à du revenu de bien. En corollaire, la perte découlant de tels placements, même de montants importants, constitue-t-elle une perte d’entreprise ou une perte de nature capitale? Cette discussion pourrait probablement aussi bien s’appliquer au placement de l’encaisse excédentaire d’une société qui exerce un autre type d’activité.
Contexte et faits
L’appelant, Michael Kallis, est un diplômé en technologie de génie pétrolier de 1978. Il a travaillé pour diverses sociétés pétrolières jusqu’en 1990, à la suite de quoi il a fondé sa propre société dans le domaine des pipelines dans l’industrie pétrolière canadienne. À la même époque, il s’est également inscrit dans un programme universitaire de deux ans en administration, finance et marketing.
Sa société a été immédiatement profitable. Avec les années, M. Kallis a accumulé plusieurs millions de dollars. À compter de l’année 2004, il a pu diminuer son implication dans les activités courantes de la société. M. Kallis a alors décidé de faire fructifier ses avoirs en effectuant principalement des prêts privés à divers emprunteurs, notamment à certaines sociétés de placement ou d’investissement, dont AFC et FCM (voir ci-après). Entre autres, des prêts de plusieurs millions ont été faits dans certaines sociétés en phase de démarrage ou à des sociétés fournissant du capital à des sociétés naissantes ou en seconde phase de financement.
L’investissement dans AFC
Au cours des années 2010 à 2014, M. Kallis a effectué des placements sous forme de débentures subordonnées non garanties dans la société Assistive Financial Corporation (AFC), une société privée canadienne dont l’activité principale consistait à servir de source de financement temporaire à d’autres sociétés. Pendant cette période, M. Kallis a investi dans 16 débentures ayant des termes d’un an, renouvelables annuellement et portant intérêt au taux de 16 % l’an.
Ainsi, entre 2010 et 2013, l’appelant a reçu des revenus d’intérêt de 6 445 468 $. Cependant, à compter de 2011, à cause de difficultés financières reliées aux prêts faits par AFC, le taux porteur des débentures a dû être réduit de 2 %, le portant à 14 %. Puis, en janvier 2014, 174 créanciers d’AFC, incluant l’appelant, ont déposé une procédure forçant la faillite d’AFC. Comme résultat, l’appelant a perdu un montant de 10 025 000 $ en capital et intérêts dans la faillite d’AFC. L’appelant a traité cette perte comme une perte d’entreprise pour l’année 2014. Le ministre a contesté le traitement de cette perte demandée par M. Kallis, soutenant qu’il s’agit d’une perte en capital.
Les frais judiciaires et extra-judiciaires reliés à la faillite d’AFC ont été partagés entre les créanciers. La part de l’appelant s’est élevée à 75 000 $, mais un dividende 50 000 $ lui a été remis, laissant un montant de 25 000 $ qu’il a déduit de son revenu à titre de frais légaux. Le ministre a contesté la position de M. Kallis à cet égard, soutenant qu’il s’agissait plutôt d’une dépense en capital.
L’investissement dans FCM
La société First Capital Management (FCM) était une société privée canadienne spécialisée dans le financement commercial orienté particulièrement en faveur des sociétés au début de leurs activités. Le financement s’effectuait principalement au moyen de prêts garantis et non garantis, ayant un terme d’un an, renouvelable. L’appelant a effectué quatre prêts en faveur de FCM pour un investissement total de 3 500 000 $ à compter de 2006, portant intérêt au taux de 22,5 % l’an. Les prêts ont été renouvelés jusqu’en 2010, année de la faillite de FCM. L’appelant a alors déclaré cette perte comme une perte d’entreprise au montant de 3 500 000 $.
En appel, M. Kallis a soumis subsidiairement que la perte soit traitée comme une perte au titre de placement d’entreprise. Le Ministre a refusé de reconnaître la perte d’entreprise, mais il a accordé le traitement subsidiaire demandé par l’appelant, au niveau de l’appel.
En appel devant la CCI, M. Kallis a contesté les avis de cotisation du ministre, soutenant que toutes les pertes constituaient des pertes d’entreprise et que les frais juridiques étaient entièrement déductibles.
Témoignage de l’appelant
Devant la CCI, l’appelant a témoigné qu’il consacrait de trois à quatre heures par jour ou par semaine, selon le cas, à la recherche de clients ayant besoin de financement. Il laissait circuler l’information par le bouche-à-oreille ou par des rencontres au club de golf ou au restaurant, etc., à l’effet qu’il était actif dans le domaine du financement auprès de sociétés ou d’investisseurs en recherche de financement, mais ne faisait pas de publicité particulière à cet effet.
Son témoignage a également fait état de son intention de créer des flux monétaires constants et croissants provenant des revenus de ses activités de prêts, ou de capitaliser sur la plus-value de ses investissements, selon la forme qu’ils prendraient. Par ailleurs, il a exprimé ne pas vouloir concurrencer les institutions financières dans les mêmes marchés.
Analyse
La LIR établit une distinction entre le revenu provenant d’un bien et celui provenant d’une entreprise. À cet égard, le paragraphe 248(1) s’exprime comme suit:
«entreprise» — Sont compris parmi les entreprises les professions, métiers, commerces, industries ou activités de quelque genre que ce soit et, sauf pour l’application de l’alinéa 18(2)c), de l’article 54.2, du paragraphe 95(1) et de l’alinéa 110.6(14)f), les projets comportant un risque ou les affaires de caractère commercial, à l’exclusion toutefois d’une charge ou d’un emploi. (business)
Cette définition étant plutôt large, il est nécessaire d’examiner les activités du contribuable dans son ensemble en tenant compte de leur contexte et des circonstances.(2) En particulier, des éléments comme le nombre de transactions, le volume, leur fréquence, l’investissement requis en temps, en argent, en matériel, etc., la nature des activités,(3) les connaissances du contribuable dans le domaine d’activités, son implication générale,(4) etc., sont quelques-uns des facteurs qui pourront servir à déterminer la nature des revenus qui seraient générés — ou des pertes qui seraient encourues — en provenance de ces activités. L’intention du contribuable n’est qu’un autre de ces facteurs.
La Cour cite entre autres l’extrait suivant de la décision du juge Bowman dans l’affaire Kaye:(5)
[4] … It is the inherent commerciality of the enterprise, revealed in its organization, that makes it a business. Subjective intention to make money, while a factor, is not determinative, although its absence may militate against the assertion that an activity is a business.
[5] One cannot view the reasonableness of the expectation of profit in isolation. One must ask «Would a reasonable person, looking at a particular activity and applying ordinary standards of commercial common sense, say 'yes, this is a business'?» In answering this question the hypothetical reasonable person would look at such things as capitalization, knowledge of the participant and time spent. He or she would also consider whether the person claiming to be in business has gone about it in an orderly, businesslike way and in the way that a business person would normally be expected to do.
L’analyse doit porter non seulement sur la présence de ces facteurs, mais aussi sur l’absence de ceux-ci, ou le peu d’importance qu’on peut leur attribuer. En l’espèce, l’appelant a témoigné à l’effet qu’il n’effectuait pas de publicité quant à ses activités de prêteur, s’en remettant au bouche-à-oreille, aux rencontres dans des restaurants ou au club de golf. Il a également admis ne pas avoir mis en place de politique ou de stratégie de recherche de clients, ni d’évaluation de ceux-ci, et ne pas avoir de système comptable approprié pour ce type d’activité. L’implication personnelle du contribuable, qu’il situe entre trois ou quatre heures par jour à trois ou quatre heures par semaine, n’est par ailleurs pas convaincante pour le tribunal quant au temps consacré à cette activité de prêteur.
Par contre, l’appelant a démontré qu’il possède des sources de financement à taux bas et d’être en mesure de prêter à des taux supérieurs en vue de générer un profit, qu’il peut analyser les garanties qu’on lui offre et qu’il connaît différents types de financement et leur complexité. Cependant, la preuve n’a pas démontré un nombre et/ou un volume de prêts significatifs. De même, l’appelant n’a pas été en mesure de démontrer qu’il possède un portefeuille de clients ou de clients potentiels pour ses activités de prêteur. Au contraire, les nombre de prêts mis en preuve est très limité, même si la valeur de ceux effectués à AFC et FCM est importante. De plus, l’appelant a admis ne pas posséder de système de comptabilité propre à des activités en tant que prêteur en affaires ou entreprise, mais plutôt en tant qu’investisseur.
Le paragraphe 230(1) LIR exige que:
230(1) Livres de comptes et registres — Quiconque exploite une entreprise et quiconque est obligé, par ou selon la présente loi, de payer ou de percevoir des impôts ou autres montants doit tenir des registres et des livres de comptes (y compris un inventaire annuel, selon les modalités réglementaires) à son lieu d’affaires ou de résidence au Canada ou à tout autre lieu que le ministre peut désigner, dans la forme et renfermant les renseignements qui permettent d’établir le montant des impôts payables en vertu de la présente loi, ou des impôts ou autres sommes qui auraient dû être déduites, retenues ou perçues.
La période de conservation des registres est fixée à six ans en vertu du paragraphe 230(4) LIR. Le contribuable doit démontrer qu’il satisfait aux exigences de la loi. Il ne peut s’en remettre qu’aux informations contenues dans ses déclarations fiscales. Il doit conserver les documents qui lui permettent d’établir le bien-fondé des informations contenues dans ses déclarations.
En l’espèce, M. Kallis n’a pas été en mesure de démontrer qu’il exploitait une entreprise dans le domaine des prêts et ses pertes constituaient donc des pertes en capital, dont l’une d’elles a été reconnue à titre de perte au titre de placement d’entreprise par le ministre.
- 2021 CCI 58, 1er septembre 2021.
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Canadian Marconi Company v. R., 1986 CanLII 42 (CSC), par. 12; Meilleur v. The Queen, 2016 CCI 287, par. 50.
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Canadian Marconi Company v. R., 1986 CanLII 42 (CSC), par. 12.
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Langhammer v. The Queen, 2000 CanLII 473 (CCI), par. 36; Meilleur v. The Queen, 2016 CCI 287, par. 47.
- Kaye v. The Queen, 1998 CanLII 182 (CCI), par. 4 et 5.