Fiscalité et comptabilitéseptembre 02, 2021

Plafond monétaire de la compétence de la Cour du Québec en matière civile

Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27

L’occasion était parfaite pour donner à l’accès à la justice un contenu concret, élargir l’importance des tribunaux judiciaires provinciaux en matière civile et définir avec plus de précision les attributs fondamentaux d’une cour supérieure. Par une courte majorité (4 : 3), la Cour suprême a plutôt réaffirmé une tendance lourde selon laquelle l’organisation judiciaire au Canada est fondamentalement supériocentriste : les cours supérieures sont non seulement les seuls tribunaux dont l’existence est assurée par la Constitution (hormis peut-être la Cour suprême elle-même depuis l’entrée en vigueur des al. 41d) et 42(1)d) de la Loi constitutionnelle de 1982), mais les seules qui peuvent assurer la primauté du droit en matière civile.

Contexte. Au mois d’août 2017 (décret 880–2017), le gouvernement du Québec a soumis à la Cour d’appel du Québec les questions suivantes (reproduites telles quelles) :

  1. Les dispositions du premier alinéa de l’article 35 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) fixant, à moins de 85 000 $, le seuil de la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec, sont-elles valides au regard de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, étant donné la compétence du Québec sur l’administration de la justice aux termes du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867?
  2. Est-il compatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 d’appliquer l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels à la Cour du Québec prévus aux articles 147 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), 115.16 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (chapitre A-33.2), 100 de la Loi sur le courtage immobilier (chapitre C-73.2), 379 de la Loi sur la distribution des produits et services financiers (chapitre D-9.2), 159 de la Loi sur la justice administrative (chapitre J-3), 240 et 241 de la Loi sur la police (chapitre P-13.1), 91 de la Loi sur la Régie du logement (chapitre R-8.1) et 61 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (chapitre P-39.1)?

Le renvoi du gouvernement faisait suite à la démarche aussi inusitée que critiquée des juge en chef, juge en chef associé et juge en chef adjointe de la Cour supérieure, qui se sont portés demandeurs en jugement déclaratoire — une procédure qui relève exclusivement du tribunal dont ils sont chargés de l’administration (Adoption — 111, 2011 QCCA 38) — sur ces mêmes questions.

Dans un avis unanime rendu par une formation de sept juges (dont le juge Kasirer, nommé plus tard à la Cour suprême), la Cour d’appel a jugé que l’augmentation du plafond monétaire était contraire à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais que l’application de la norme de contrôle judiciaire par la Cour du Québec dans le cadre de sa compétence d’appel était valide. Dans l’affaire : Renvoi à la Cour d’appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec, 2019 QCCA 1492.

Compte tenu de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 et de l’entrée en vigueur de l’art. 83.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T–16, qui prescrit l’application de la norme d’intervention en appel dans le cadre d’un appel à la Cour du Québec d’une décision administrative, la Cour suprême n’a traité que de la première question.

Dans un autre ordre d’idées, la question 1 du renvoi omet d’aborder l’indexation automatique du plafond prévu à l’art. 35 al. 1. L’avis de la Cour suprême obligera-t-il indirectement le parlement du Québec à revoir lui-même le plafond de la compétence monétaire plutôt que de s’en remettre à la formule prévue (ou une autre formule)? Pour l’instant, cette question demeure sans réponse.

Majorité (juges Moldaver, Karakatsanis, Côté et Martin). La majorité comme les deux dissidences, a appliqué le test à trois volets du Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714 et celui de la compétence fondamentale établie dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725. Bien que le texte de l’art. 35 ne soit pas aussi clair, elle l’a qualifié comme attribuant à la Cour du Québec une « compétence sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles ». Elle a conclu qu’en 1867, la compétence des tribunaux provinciaux en matière contractuelle et extracontractuelle était suffisamment présente pour que la Cour du Québec ait validement compétence en de telles matières en 2021. Mais elle a jugé que l’art. 35 al. 1 du C.p.c. est invalide en application du deuxième test parce que l’attribution d’une compétence monétaire exclusive d’un maximum de 85 000 $ porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures en matière de droit privé et de ce fait, transforme la Cour du Québec en une cour supérieure — les deux tribunaux appliquent le même droit selon la même procédure et peuvent être portés en appel à la Cour d’appel de la même manière — qui ne dispose pas des attributs d’un tribunal judiciaire établi conformément à l’art. 96.

Cette conclusion repose sur une multitude de facteurs évalués globalement : l’étendue de la compétence, l’exclusivité de l’attribution de compétence, le seuil pécuniaire élevé (qui devrait plutôt se situer entre 63 698 $ et 66 008 $), les mécanismes d’appel prévus par la loi (y compris le seuil monétaire d’appel établi par l’art. 30 du C.p.c., que le législateur pourrait modifier à tout moment pour contrer l’impact du Renvoi), l’impact sur le volume de dossiers relevant de la Cour supérieure (facteur neutre en l’espèce) et l’absence d’un objectif social — comme l’accès à la justice — qui pourrait justifier la mesure législative, un facteur qui relève plutôt du troisième volet du premier test. La majorité justifie une telle approche, par opposition au simple examen de l’augmentation du plafond monétaire qui était en cause dans le Renvoi touchant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de Magistrat, [1965] R.C.S. 772, par la similitude de la Cour supérieure et de la Cour du Québec en matière civile. Un tel raisonnement, que d’aucuns qualifieraient de circulaire, laisse présager assez clairement l’opinion de la majorité sur la première question du renvoi et son interprétation de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Bien qu’il s’agisse d’un renvoi dont la conclusion n’est qu’un avis plutôt qu’un jugement formel, la « déclaration d’invalidité » de l’art. 35 al. 1 du C.p.c. a été suspendue pendant douze mois et toutes les instances valablement introduites pourront être traitées par la Cour du Québec même après la prise d’effet de l’avis.

Dissidence n° 1 (juge en chef Wagner et juge Rowe). La dissidence n° 1, qui reprend la qualification adoptée par la majorité, met plutôt l’accent sur l’équilibre entre « la nécessité de préserver la compétence fondamentale des cours supérieures qui leur permet de dire et de faire évoluer le droit civil ou la common law » et « la possibilité pour les provinces et les territoires d’expérimenter de nouvelles formes d’accès à la justice civile par l’entremise de tribunaux de création provinciale ou territoriale ». Ce dernier élément est particulièrement important au Québec compte tenu du « rôle déterminant » que joue la Cour du Québec en matière civile.

La dissidence n° 1 a opté pour un cadre d’analyse et une interprétation évolutive de l’art. 96 qui éviteraient de figer dans le temps la compétence de la Cour du Québec tout en préservant le rôle essentiel de l’art. 96. Contrairement à la majorité, elle a défini étroitement la compétence fondamentale des cours supérieures, qui demeure intacte malgré la compétence exclusive de la Cour du Québec à l’égard des litiges dont la valeur de l’objet est inférieure à 85 000 $. Cette conclusion s’appuie sur l’examen de trois facteurs examinés globalement : l’impact de la compétence de la Cour du Québec sur le nombre de dossiers que la Cour supérieure traite, l’impact sur la proportion de dossiers relevant de la Cour supérieure et de la Cour du Québec et l’impact sur la nature et l’importance des dossiers relevant de la Cour supérieure.

Dissidence n° 2 (juge Abella). La dissidence n° 2, dénonçant une attitude hiérarchique « archaïque » persistante à l’égard des tribunaux « inférieurs » et une la « thèse rétrograde » de la majorité, se voulait une défense beaucoup plus musclée de la compétence de la Cour du Québec et des tribunaux provinciaux en général. Elle a remis en question l’analyse historique de la majorité tout en mettant l’accent sur l’importance, l’indépendance et l’impartialité des juges des cours provinciales en matière civile, criminelle et familiales. Adoptant une approche plus souple, inspirée du fédéralisme souple (ou coopératif), et une approche évolutive de la Constitution, elle a laissé entendre que le premier test de l’art. 96 pourrait devoir être abandonné puisqu’il est trop centré sur l’aspect historique de la compétence des tribunaux.

Réflexion. Tant les motifs de la majorité que ceux de la dissidence ont pour effet de maintenir le statu quo de l’organisation judiciaire au Québec. La majorité prône une approche historique non seulement dépassée, mais qui cadre mal avec l’interprétation évolutive de la Constitution et qui laisse peu de flexibilité aux provinces qui voudraient modifier leur organisation judiciaire. La dissidence n° 1, bien qu’elle mette l’accent sur l’accès à la justice, retient une approche qui exige du législateur qu’il laisse les choses en état : il peut augmenter le plafond monétaire de la compétence de la Cour du Québec dans la mesure où la Cour supérieure joue le même rôle qu’aujourd’hui en matière contractuelle et extracontractuelle. Entre la majorité et la dissidence, seuls les facteurs d’analyse changent. La prémisse supériocentriste est la même.

Concrètement, que le plafond monétaire soit fixé à 70 000 $ ou 85 000 $, ou même à 200 000 $, la Cour du Québec jouera le même rôle que la Cour supérieure en matière civile, elle appliquera le même droit selon les mêmes règles de procédure et de preuve : les deux agissent en tant que tribunal de première instance. La Cour du Québec instruira des litiges pour certains aussi complexes que ceux que la Cour supérieure instruit : une action sur compte de deux millions de dollars n’est certes pas plus complexe qu’une action en responsabilité civile intentée contre un fiscaliste pour faute professionnelle. Pourtant, la Cour supérieure sera chargée quand même de la première et la Cour du Québec, de la seconde.

L’heure est venue d’abandonner le volet historique du test de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, de définir la compétence fondamentale de la Cour supérieure beaucoup plus restrictivement et d’énoncer le test plus simplement : (1) qualification : qualifier la compétence ou le pouvoir attribué au tribunal judiciaire ou administratif qui est l’objet du litige et (2) empiètement : déterminer si le législateur lui a attribué une compétence ou un pouvoir qui relève exclusivement d’une cour supérieure. Tous les détails de la critique dans le corps du livre.

Me Ian Demers
Avocat, LL.B, LL.M.

Le juge Ian Demers a obtenu un baccalauréat en droit de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), en 1995, et une maîtrise en droit constitutionnel et criminel comparé de l’Université de Montréal, en 2000. Il a été admis au Barreau du Québec en 1998. Il a été nommé juge de la Cour supérieure du Québec pour le district de Montréal en 2023.

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