Dans les arrêts Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069 et Rio Tinto Alcan Inc. c.Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, la Cour suprême du Canada n’avait pas réglé la question de savoir si l’obligation de consulter les autochtones s’applique au processus d’élaboration d’un texte législatif et si ce dernier constitue une conduite de la Couronne. Le jugementrécent Mikisew Cree First Nationc. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 se penche sur cette question, en concluant que l’obligation de consultation des autochtones ne s’applique pas au processus législatif, mais seulement à la conduite de l’exécutif. Cet arrêt est instructif, en premier lieu, pour les juristes exerçant en droit autochtone et pour les légistes. À notre avis, il est également pertinent de mettre en relief les aspects relatifs à la compétence de la Cour fédérale et à l’importance des principes constitutionnelsde la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire.
Faits :
La Mikisew Cree First Nation est une communauté autochtone du Nord-Est de l’Alberta, située dans les environs du Delta de l’Athabasca, qui fait partie intégrante de leur territoire ancestral. Devant les tribunaux, la Mikisew Cree First Nation soutient que la Couronne fédérale avait l’obligation de les consulter pendant le processus menant à l’élaboration et à l’adoption de lois de protection environnementale d’application générale susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits de ses membres de chasser, de piéger et de pêcher, qui lui sont garantis par traité. En effet, deux lois omnibus de 2012 avaient mené à l’adoption de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, c.19 et ils modifiaient de manière substantielle plusieurs lois de protection environnementale, dont la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, c. 29 et la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, c. F-14. Or, la Mikisew Cree First Nation contestait précisément l’absence de consultation du gouvernement du Canada pendant l’élaboration de ces deux projets de loi, leur adoption et leur sanction, en invoquant l’obligation de consultation établie par la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda c.Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511. Elle a déposé une demande de contrôle judiciaire en Cour fédérale en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, dans laquelle elle sollicitait diverses déclarations et ordonnances mettant en œuvre l’obligation de consulter au stade de l’élaboration des projets de loi omnibus. La Cour fédérale conclut que l’obligation de consultation s’applique aux mesures prises par les ministres avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement, car elles peuvent constituer une conduite de la Couronne. La Cour d’appel fédérale accueille l’appel du gouvernement du Canada. Les juges majoritaires décident que la demande de contrôle judiciaire ne peut porter sur une mesure législative, en contravention de la Loi sur les Cours fédérales, qui assujettit uniquement les offices fédéraux au contrôle judiciaire. De plus, elle décide que les principes de la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire exigent que les tribunaux s’abstiennent de superviser le processus législatif. Par conséquent, la Cour d’appel fédérale rejette l’application de l’obligation de consulter dans le contexte de l’élaboration d’un texte législatif. Dans des motifs concordants, le juge Pelletier de la Cour d’appel fédérale indique toutefois que la Cour fédérale avait compétence en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, puisque la nation autochtone demandait réparation contre la Couronne.
Jugé :
À l’unanimité, la Cour suprême rejette le pourvoi, puisqu’elle considère que la Cour fédérale n’est pas compétente, ni en vertu de l’article 17, ni en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Premièrement, la Couronne ou « Sa Majesté du chef du Canada » (art. 2 (1)) ne s’étend pas aux acteurs de l’exécutif qui exercent un pouvoir législatif, alors que l’article 17 vise seulement les demandes de réparation à l’encontre de la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive. Deuxièmement, la Cour fédérale peut contrôler les actions d’un « office fédéral », qui exerce une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, et ce, à l’exclusion du Sénat, de la Chambre des communes ou de tout comité de l’une ou l’autre des chambres ou de tout sénateur ou député (J. Karakatsanis, par. 18). Or, le Cabinet ou les ministres responsables de l’élaboration des lois n’agissent pas en application de pouvoirs que leur confère la législation, mais bien en vertu des pouvoirs que leur confie la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867. Cela étant, ils ne constituent pas un « office fédéral » au sens de l’article 2 (1) de la Loi sur les Cours fédérales. Les juges de la Cour se prononcent toutefois sur l’application de l’obligation de consulter les autochtones pendant le processus législatif. Sur cette question, la Cour se divise en quatre postions distinctes : d’un côté les juges Karakatsanis, avec le juge en chef Wagner et le juge Gascon; d’un autre côté le juge Brown; d’un autre côté le juge Rowe et les juges Moldaver et Côté qui ont une position similaire à celle du juge Brown, et, dernièrement, la juge Abella et la juge Martin. Sept juges concluent que l’obligation de consulter ne s’applique pas pendant le processus de l’élaboration des lois, alors que les juges Abella et Martin décident que cette obligation trouve application dans ce contexte. Pour sa part, la juge Karakatsanis rappelle que l’obligation de consulter émane du principe de l’honneur de la Couronne. Or, l’élaboration d’un texte législatif par un ministre constitue une mesure législative et non exécutive, puisqu’elle fait partie intégrante du processus législatif. Ce faisant, elle est à l’abri du contrôle judiciaire, vu les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, de la souveraineté parlementaire et du privilège parlementaire. Ainsi, si la Cour reconnaissait une obligation de consulter dans le processus législatif, cela risquerait « d’obliger les tribunaux à s’ingérer indûment dans la sphère du législateur» (par. 35). De plus, si une assemblée législative devait avoir des obligations précises en matière de consultation des autochtones, on risquerait « de lui nuire dans l’accomplissement de son mandat et donc de miner sa capacité de se faire la voix de l’électorat» (par. 36). L’existence du privilège parlementaire empêche, par ailleurs, l’assujettissement des débats ou des travaux du Parlement à des contraintes procédurales et protège le processus d’adoption des lois du contrôle judiciaire. De surcroît, selon la juge Karakatsanis, l’application de l’obligation de consulter dans ce contexte soulèverait des préoccupations d’ordre pratique :
- des amendements apportés à un projet de loi à la suite d’une consultation pourraient être modifiés par le Parlement;
- le dépôt de projets de loi d’initiative parlementaire ne donnerait pas naissance à l’obligation de consulter;
- des difficultés d’application pourraient apparaître puisqu’il sera difficile de départager entre les fonctions exécutives et parlementaires exercées par un ministre.
Toutefois, même si elle reconnaît que la doctrine relative à l’obligation de consulter ne s’applique pas au législateur et au processus législatif, la juge Karakatsanis introduit un tout autre aspect au débat, portant sur le contrôle constitutionnel d’une loi qui est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités, même si elle n’était pas contestée avec succès sur la base de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1867. Plus précisément, elle introduit la supposition suivante : « [p]ar exemple, il n’est peut-être pas conforme à l’art. 35 de légiférer de façon à empêcher une conduite future de la Couronne qui déclencherait autrement l’obligation de consulter» (par. 46; voir aussi par. 25, 52). Dans des motifs concordants étoffés, le juge Brownconclut que les décisions prises par les ministres lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions législatives ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire, car elles ne sont pas des décisions d’un « office fédéral » au sens des articles 2 (1), 2 (2) et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, les principes de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire s’appliquent au processus menant à l’adoption d’un projet de loi au Parlement, faisant en sorte que le dépôt des deux projets de loi omnibus est à l’abri du contrôle judiciaire. Les motifs du juge Brown sont plus affirmatifs que ceux de la juge Karakatsanis, en ce qu’il déclare, sans ambiguïté, que la question de savoir si l’obligation de consulter les autochtones s’applique au processus législatif est une véritable question de constitutionnalité touchant aux limites du pouvoir judiciaire (J. Brown, par. 103). Le juge Brown décide que l’ensemble du processus législatif, en commençant par l’élaboration initiale des politiques jusqu’à la sanction royale d’un texte législatif, constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux. Ainsi, le fait que les politiques ou les mesures ont été rédigées par des fonctionnaires, ou avec l’aide de fonctionnaires, ne fait pas en sorte qu’elles deviennent exécutives plutôt que législatives. Cela étant, il conclut qu’une contestation constitutionnelle portant sur le processus qui a conduit à la formulation, au dépôt ou à l’adoption d’une loi ne permettrait pas d’écarter le privilège parlementaire et d’examiner la procédure suivie pour l’adoption des textes législatifs. De plus, étant donné que la Couronne n’adopte pas les lois, le principe de l’honneur de la Couronne ne liera pas le Parlement (par. 135). Ce faisant, le juge Brown rejette l’interprétation de la juge Karakatsanis voulant qu’une loi, qui ne pourrait être contestée avec succès sur la base de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, puisse néanmoins être déclarée contraire au principe de l’honneur de la Couronne. À cet égard, il indique qu’une grande incertitude s’en suivrait, ce qui pourrait nuire, de fait, aux peuples autochtones (par. 104, 142). Il rajoute ce qui suit : « ma collègue mine les principes constitutionnels mêmes que sont la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire, ainsi que les limites constitutionnelles qu’ils fixent au contrôle judiciaire du processus législatif » (par. 139). Selon le juge Brown, les grands perdants de cette incertitude juridique qui pourrait amener un nombre accru de litiges longs et coûteux devant les tribunaux sont avant tout les peuples autochtones. Cette incertitude aurait des conséquences néfastes également sur les législateurs, qui ne sauraient pas, avec exactitude, ce que signifie l’adoption de lois qui « ont un effet préjudiciable » sur certains droits, mais sans toutefois y porter atteinte. À ce sujet, le juge Brown s’exprime comme suit : « [c]ette situation créerait en outre une incertitude intolérable pour les gouvernements responsables de mettre en œuvre une telle législation, et pour tous ceux qui exercent des activités économiques ou autres en se fiant sur l’efficacité de lois valablement adoptées et conformes à la Constitution. » (par. 143). Pour sa part, le juge Rowe (avec l’accord des juges Moldaver et Côté) souscrit aux motifs du juge Brown, tout en ajoutant trois principaux éléments :
- les demandeurs autochtones ne sont pas privés de tout moyen efficace de faire reconnaître les atteintes à leurs droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;
- l’exécution du travail dans le cadre du processus de l’élaboration des projets de loi en serait grandement perturbée si l’obligation de consulter s’appliquait et le fonctionnement interne, au quotidien, du gouvernement pourrait être paralysé;
- les tribunaux seraient appelés à intervenir pour superviser les interactions entre les demandeurs autochtones et les responsables de l’élaboration des projets de loi.
De plus, le juge Rowe répertorie une série de questions, aux multiples facettes, qui découleraient directement des prétentions des demandeurs autochtones et de l’élargissement logique du cadre de leurs réclamations :
- types de lois donnant naissance à l’obligation de consulter (d’application générale ou bien lois particulières affectant la situation des peuples autochtones);
- l’étendue de la consultation selon les groupes autochtones et manières de les identifier;
- stade du processus d’élaboration d’un texte législatif avant le dépôt au Parlement d’un projet de loi auquel la consultation devrait être effectuée;
- manières d’évaluer si l’obligation de consulter a bien été exercée dans différentes situations;
- l’application de l’obligation de consultation des autochtones également à l’étude du budget des dépenses;
- conséquences imprévisibles sur le fonctionnement des assemblées législatives qui pourraient nuire aux pouvoirs et aux privilèges de ces dernières;
- impact sur le fonctionnement des institutions fédérales ou provinciales de l’exécutif et le Parlement, en le rendant plus complexe.
Quant à la position minoritaire exprimée par la juge Abella, avec l’accord de la juge Martin, sur l’application de l’obligation de consulter, cette dernière semble trouver son assise dans le fait que l’honneur de la Couronne est « toujours en jeu lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones, que ce soit en exerçant ses pouvoirs législatifs […] ou ses pouvoirs exécutifs […] » (J. Abella, par. 56). Selon la juge Abella, le principe constitutionnel de la Couronne ne saurait être écarté par le principe de la souveraineté parlementaire du législateur. L’obligation d’agir honorablement de la Couronne imprègnerait l’ensemble des rapports du gouvernement avec les peuples autochtones et, à ce titre, l’obligation de consulter s’appliquerait indépendamment du type de mesure gouvernementale et prendrait naissance dès lors qu’il y a un risque d’effets préjudiciables. De plus, selon la juge Abella, les principes de la souveraineté parlementaire et du privilège parlementaire ne peuvent supplanter le principe de l’honneur de la Couronne, puisque la souveraineté parlementaire doit être mise en balance avec d’autres aspects de l’ordre constitutionnel, dont l’obligation de consultation (par. 84, 91). Il en va de même avec la mise en balance constitutionnelle entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif qui limiteront la procédure applicable et l’étendue des mesures de réparation lorsque le gouvernement ne respectera pas l’obligation de consultation dans le cadre du processus législatif.
Commentaires :
La variété des positions des juges de la Cour suprême relativement à l’obligation de consulter au cours de l’élaboration du processus législatif démontre une préoccupation toute particulière pour le respect du principe de l’honneur de la Couronne, mais également une prise en considération raisonnée des autres principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire et du privilège parlementaire et de la séparation des pouvoirs entre le judiciaire et le législatif. Les considérations d’ordre constitutionnel, d’ordre pratique, voire les difficultés de fonctionnement inhérentes à l’application de l’obligation de consulter pendant l’élaboration des textes législatifs l’emportent sur des objectifs louables de consultation et de réconciliation avec les peuples autochtones. Sous la plume de 4 juges (JJ. Brown, Rowe, Moldaver et Côté) sur les 7 juges qui défendent cette position, les raisons qui militent en faveur du rejet de la thèse de la Mikisew Cree First Nation sont bien étayées et leurs arguments apparaissent convaincants. Les légistes – tant du gouvernement du Canada que des provinces ou territoires – s’en trouveront rassurés, vu que l’incertitude créée par les motifs des 3 autres juges (JJ. Karakatsanis, Wagner, Gascon) semble dissipée. Malgré le fait que ces derniers laissent entendre que le contrôle constitutionnel peut s’effectuer à l’égard d’une loi qui est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités, même si elle n’était pas contestée avec succès sur la base de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1867, il n’en demeure pas moins que cette thèse demeure hypothétique. Par ailleurs, même si la Cour fédérale ne sera pas compétente pour se prononcer à l’égard de fonctions législatives exercées par les ministres qui élaborent un projet de loi, étant donné que ces derniers ne pourront être qualifiés d’« office fédéral », toute législation déléguée, telle un règlement d’un office fédéral, est susceptible d’être soumise au contrôle judiciaire prévu par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. L’obligation de consulter trouverait alors application, puisque le principe de l’honneur de la Couronne lie l’exécutif et non le législateur. Enfin, le contrôle judiciaire par la Cour fédérale s’en trouve limité au stade du processus de l’élaboration des lois par des ministres, agissant dans leur fonction législative. La validité constitutionnelle d’une loi pourra tout de même être remise en question par une contestation fondée sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
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