Fiscalité et comptabilitéoctobre 15, 2021

Attribution ou adjudication illégale d’un contrat : la discrétion du tribunal pour en prononcer la nullité

Par Me Jean-Benoit Pouliot et Me Sébastien Laprise, avocats, associés, Langlois Avocats

La décision d’attribuer ou d’adjuger un contrat public est une décision au sens du paragraphe 2 du premier alinéa de l’article 529 du Code de procédure civile [RLRQ, c. C-25.01], et toute demande en justice visant à faire annuler cette décision constitue un pourvoi en contrôle judiciaire [Transport en commun La Québécoise inc. c. Réseau de transport métropolitain, 2019 QCCA 752].

Il est important de souligner qu’un pourvoi en contrôle judiciaire constitue un recours discrétionnaire, par opposition aux recours de droit strict [Immeubles Port Louis ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 RCS 326, pp. 361-362]. Ainsi, l’analyse du comportement du requérant pourra mener au rejet de son recours.

Plus particulièrement, l’article 529 in fine du Code de procédure civile prévoit que le « pourvoi doit être signifié dans un délai raisonnable à partir de l’acte ou du fait qui lui donne ouverture ». Au-delà d’un délai de 30 jours, il incombe au requérant de démontrer les « circonstances exceptionnelles » pour justifier son retard à agir [Road to Home Rescue Support c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2187, par. 33]. L’application de la théorie des « mains propres » pourrait également mener au rejet du recours du requérant [Centre québécois du droit de l'environnement c. Heurtel, 2014 QCCS 6162, par. 57-58].

En présence d’une illégalité ou d’inobservance de certaines formalités préalables à la conclusion d’un contrat, le tribunal possède également la discrétion de ne pas prononcer la nullité du contrat, et ce, pour des motifs d’intérêt public [voir Savoir-faire Linux inc. c. Régie des rentes du Québec, 2010 QCCS 2375, par. 208-211 ; Compagnie de recyclage de papiers MD inc. c. MRC de Vaudreuil-Soulanges, 2019 QCCS 4169, par. 265].

Dans l’affaire CMC Électronique inc., le jugement rendu le 9 juin 2021 constitue une illustration récente de ce principe.

Les faits

En octobre 2019, le Ministère des Transports du Québec (ci-après « MTQ ») a attribué de gré à gré un contrat à la mise en cause Viking Air Limited (ci-après « Viking ») visant la modernisation des équipements avioniques de huit (8) avions-citernes CL-415 pour un montant de plus 56 M$.

Dans le cadre d’échanges en prévision de la publication d’un appel d’offres public, Viking a opposé au MTQ ses droits exclusifs de propriété intellectuelle liés à la conception des avions CL-415. Dans ces circonstances, le MTQ a attribué le contrat à Viking en se prévalant de l’exception à l’appel d’offres public obligatoire prévue au second paragraphe du premier alinéa de l’article 13 de la Loi sur les contrats des organismes publics (chapitre C-65.1). Selon ce paragraphe, un organisme public peut conclure de gré à gré un contrat comportant une dépense égale ou supérieure au seuil d’appel d’offres public « lorsqu’un seul contractant est possible en raison d’une garantie, d’un droit de propriété ou d’un droit exclusif, tel un droit d’auteur ou un droit fondé sur une licence exclusive ou un brevet […] ».

CMC Électroniques inc. (ci-après « CMC »), une entreprise œuvrant dans l’industrie des pièces et des composantes électroniques, des solutions d’avionique et d’intégration de systèmes de postes de pilotage, a intenté un recours judiciaire devant la Cour supérieure afin de faire déclarer illégal le contrat octroyé de gré à gré à Viking. Selon CMC, le MTQ était tenu de procéder par appel d’offres public en vertu de la Loi sur les contrats des organismes publics.

La décision

La juge Marie-Paule Gagnon détermine que le recours véritable entrepris par CMC est de la nature d’un pourvoi en contrôle judiciaire (par. 83-92). Elle ajoute qu’il incombe alors à CMC de démontrer que la décision du MTQ d’octroyer le contrat sans appel d’offres public est déraisonnable (par. 91-92).

Dans son analyse du processus ayant mené à la décision de procéder de gré à gré, la juge Gagnon constate que les droits exclusifs de Viking sur les avions CL-415 ne sont pas contestés (par. 103). Elle estime toutefois que la décision du MTQ était déraisonnable quant à la conclusion que l’existence de ces droits empêchait la conclusion du contrat avec un contractant autre que Viking (par. 104-121).

Malgré cette conclusion sur l’illégalité de l’attribution du contrat, la juge exerce sa discrétion en ne prononçant pas l’annulation du contrat. Elle rappelle que l’intervention judiciaire ne doit pas causer des inconvénients majeurs ou revêtir un caractère excessif (paragr. 122). Dans la présente affaire, la juge estime qu’il serait déraisonnable d’annuler rétroactivement le contrat ou d’annuler celui-ci pour les sept autres appareils (par. 126). Elle note que l’exécution du contrat est avancée en date du procès:

  • la conception est complétée à 100%;
  • la fabrication des équipements à installer sur les appareils est complétée à 60%;
  • l’installation des équipements sur l’appareil prototype est complétée à 18%; et
  • la certification est complété à 20%.

De plus, en cas d’annulation, le MTQ devrait reprendre l’exercice afin de déterminer si un appel d’offres public est requis et, le cas échéant, l’issue de cet appel d’offres est inconnue et comporte des délais sur la modernisation des équipements avioniques (par. 127).

En reprenant les mots du juge Yergeau dans l’affaire Compagnie de recyclage de papiers MD, la juge Gagnon conclut que l’annulation du contrat constituerait un « remède pire pour les contribuables que le mal à soigner » [Compagnie de recyclage de papiers MD inc. c. MRC de Vaudreuil-Soulanges, 2019 QCCS 4169 (en appel)].

Commentaires

En vertu de l’article 1417 du Code civil du Québec, un contrat public attribué illégalement de gré à gré est nul de nullité absolue. Par contre, dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judicaire, le tribunal n’est pas dépouillé de sa discrétion de prononcer ou non les conclusions qu’il juge appropriées dans les circonstances, comme le démontre l’affaire CMC Électronique inc.

Dans l’affaire Compagnie de recyclage de papiers MD, le juge Yergeau [Compagnie de recyclage de papiers MD inc. c. MRC de Vaudreuil-Soulanges, 2019 QCCS 4169 (en appel)] avait également conclu que les contrats attribués de gré à gré auraient dû faire l’objet d’un appel d’offres public. Il avait toutefois refusé de prononcer la nullité de ceux-ci en raison de « circonstances exceptionnelles » où la primauté du droit doit céder « le pas aux graves préjudices que l’application stricte des principes légaux et jurisprudentiels risquerait de causer » (par. 273).

En matière d’exécution d’un contrat public, il nous apparaît que l’intérêt public sera généralement bien servi par la poursuite de l’exécution du contrat, malgré la présence d’irrégularités à des dispositions d’ordre public. Cette discrétion sur le fond de l’affaire peut également être exercée en présence d’inobservance de certaines formalités préalables à la conclusion d’un contrat, comme le démontre deux jugements récents portant sur l’octroi de contrats de transport des élèves d’un centre de services scolaire (Société de transport du Saguenay c. Centre de services scolaire des Rives-du-Saguenay, 2021 QCCS 3789, par. 190-196; Société de transport du Saguenay c. Centre de services scolaire de la Jonquière, 2021 QCCS 3790, par. 160-165). Dans certains cas, nous notons également que le tribunal prononcera plutôt la suspension de la déclaration de nullité du contrat (Fédération des transporteurs par autobus c. Société de transport du Saguenay, 2021 QCCA 1303, par. 101). Ces décisions établissent, à notre avis, les nuances nécessaires à la portée de la nullité absolue prévue par l’article 1417 du Code civil du Québec, et ce, dans une perspective de droit administratif. Ce courant jurisprudentiel peut amener certains plaideurs à privilégier la recherche d’une ordonnance de sauvegarde ou d’injonction provisoire et interlocutoire afin de suspendre l’exécution du contrat. Une telle stratégie implique cependant le lourd fardeau de convaincre le tribunal, à ce stade préliminaire, de la présence d’une contravention claire à une disposition d’ordre public [voir par exemple : HP Canada cie c. Collecto Services regroupés en éducation, 2019 QCCS 4270; Servitech inc c. Municipalité régionale de Comté de la Mitis, 2020 QCCS 4277].

Enfin, il est intéressant de souligner que l’Autorité des marchés publics adopte également cette analyse des circonstances de chaque affaire lorsqu’elle décèle des manquements au cadre normatif, bien que son pouvoir d’intervention soit plus étendu qu’un tribunal saisi d’un pourvoi en contrôle judiciaire. Ainsi, l’Autorité des marchés publics n’a pas recommandé la résiliation d’un contrat en cours « vu l’état d’avancement d’un contrat », malgré que l’adjudicataire ait présenté une soumission comportant une irrégularité majeure [Autorité des marchés publics, « Recommandations formulées au dirigeant du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord-de-l’île-de-Montréal concernant le processus d’adjudication du contrat CNIM2018-072 », 2021-02, 20 janvier 2021, p. 14]. Dans cette affaire, la décision de l’Autorité des marchés publics a été rendue environ sept mois avant l’expiration d’un contrat d’une durée maximale de deux ans visant la transcription médicale. Dans une autre affaire, l’Autorité des marchés publics n’a pas recommandé la résiliation du contrat malgré l’inobservance de certaines dispositions du Code municipal du Québec (RLRQ, c. C-27.1) en matière de système de pondération et d’évaluation des offres, et ce, « vu l’avancement des services et travaux exigibles en vertu du contrat » [Autorité des marchés publics, « Recommandations formulées au conseil municipal de Notre-Dame-du-Nord concernant le contrat conclu à la suite de l’appel d’offres publics 20201118 », 2021-23, 29 juillet 2021, p. 5].

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