Résumé : Depuis l’arrêt Cabiakman, la règle en droit du travail est que les suspensions administratives pour enquête devraient être avec solde, sauf circonstances exceptionnelles. Le présent article résume l’état du droit sur les circonstances qui ont été reconnues à ce titre par la jurisprudence, justifiant ainsi des suspensions administratives sans solde.
L’arrêt Cabiakman c. Industrielle Alliance compagnie d’assurance sur la vie[1] rendu en 2004 constitue la décision de principe en matière de suspension d’un employé aux fins d’enquête. Depuis cet arrêt, il est assez clair en droit du travail que les suspensions administratives pour enquête doivent être avec solde, sauf circonstances exceptionnelles. Il a été reconnu de façon majoritaire – voire unanime – que les principes de cet arrêt s’appliquent en matière de rapports collectifs du travail, comme l’a confirmé la Cour d’appel du Québec[2].
I. Rappel des principes de l’arrêt Cabiakman
Il convient de rappeler les faits à l’origine de l’arrêt Cabiakman. L’employé occupait un poste de directeur des ventes dans une compagnie d’assurance. Il avait été arrêté pour tentative d’extorsion à l’encontre de son courtier en valeurs mobilières. L’affaire avait été médiatisée et l’employeur l’avait suspendu sans solde jusqu’à la décision finale des tribunaux. L’employeur n’avait fait aucune enquête et n’avait pas obtenu sa version des faits avant de le suspendre pour une durée de deux ans, jusqu’à ce que l’employé soit acquitté et réintégré dans ses fonctions. L’enjeu en litige était la rémunération pendant la suspension.
La Cour suprême confirme le droit de l’employeur de suspendre l’employé de façon administrative si certaines conditions sont respectées :
62 Ce pouvoir résiduel de suspendre pour des motifs administratifs en raison d’actes reprochés à l’employé fait partie intégrante de tout contrat de travail, mais est limité et doit être exercé selon les conditions suivantes : (1) la mesure prise doit être nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’entreprise; (2) la bonne foi et le devoir d’agir équitablement doivent guider l’employeur dans sa décision d’imposer une suspension administrative; (3) l’interruption provisoire de la prestation de l’employé doit être prévue pour une durée relativement courte, déterminée ou déterminable, faute de quoi elle se distinguerait mal d’une résiliation ou d’un congédiement pur et simple; (4) la suspension est en principe imposée avec solde, sous réserve de cas exceptionnels qui ne se posent pas en l’espèce.
[Nos emphases]
Depuis cet arrêt, la jurisprudence arbitrale s’est développée concernant notamment la notion de « cas exceptionnels » susceptibles de justifier une suspension administrative sans solde.
II. Conditions incompatibles avec les fonctions dans un contexte d’accusations criminelles
Lorsqu’un employé est accusé au criminel et qu’il est soumis à des conditions qui sont incompatibles avec ses fonctions, il est généralement reconnu que l’employeur peut imposer une suspension administrative sans solde, considérant que l’employé est empêché de travailler pour des raisons qui sont hors du contrôle de l’employeur[3].
III. Allégations sérieuses d’une faute grave
Nous avons répertorié plusieurs décisions où des suspensions administratives pour enquête sans solde ont été confirmées lorsque l’employeur a des motifs sérieux de croire qu’un employé a commis une faute grave mettant en cause son obligation de loyauté, comme le vol et la fraude par exemple[4]. Plusieurs arbitres ont toutefois conclu que même dans un contexte d’allégations de faute grave, la suspension administrative pour enquête devait être avec solde en application des principes de l’arrêt Cabiakman[5].
Il est difficile d’identifier un courant jurisprudentiel majoritaire à ce sujet. Cela dit, nous retenons que les arbitres qui ont confirmé des suspensions administratives pour enquête sans solde en cas d’allégations de faute grave étaient généralement en présence d’allégations sérieuses pour lesquelles l’employeur avait des faits tangibles, et non de simples soupçons. Ces cas ont été considérés comme des circonstances exceptionnelles au sens de l’arrêt Cabiakman.
Il est à noter que certains arbitres ont appliqué le principe suivant lequel la suspension administrative pour enquête est l’accessoire de la mesure principale qu’est le congédiement et que dans la mesure où le congédiement est confirmé, le sort de la suspension administrative va suivre en conséquence[6]. Cette approche a toutefois été critiquée dans la récente affaire Services préhospitaliers Paraxion[7]. Après avoir commenté deux décisions ayant confirmé des suspensions administratives pour enquête sans solde, l’arbitre a mentionné ce qui suit :
[47] Il s’agit de deux cas difficiles où l’employeur possédait des informations tangibles qui avaient un impact sur la relation d’emploi. Aurait-on pu qualifier ces cas comme étant des exceptions au sens de l’arrêt Cabiakman ?15 À tout le moins, pour le Tribunal, reporter la décision sur le paiement de la suspension pour enquête selon le sort du grief sur la sanction finale ne devrait pas être la règle. Si on généralisait ce procédé, on transformerait une mesure administrative en mesure disciplinaire « à retardement ».
Nous retenons donc de la jurisprudence analysée qu’un courant jurisprudentiel important appuie des suspensions administratives pour enquête sans solde lorsque l’employeur a à son dossier des faits qui tendent sérieusement à démontrer la commission d’une faute grave par l’employé, bien que ce courant ne fasse pas l’unanimité.
IV. Absence de collaboration à l’enquête
L’une des décisions qui est régulièrement citée concernant la notion de circonstances exceptionnelles au sens de l’arrêt Cabiakman est la décision McKesson Canada[8] rendue par l’arbitre Louise Viau. Dans cette affaire, l’employé occupait un poste qui pouvait impliquer la manipulation de narcotiques en entrepôt. Il avait été suspendu pour enquête sans solde dans le contexte où il était accusé sous six chefs d’accusation reliés au trafic et à la possession de drogue. L’employé a été suspendu avec solde et l’employeur lui a demandé la communication de la preuve dans le cadre du procès criminel, mais sans succès. Vu le refus du plaignant de collaborer, l’employeur lui a imposé une seconde suspension administrative sans solde d’une durée indéterminée. Les deux suspensions administratives étaient contestées par griefs. L’arbitre a estimé que le refus du plaignant de collaborer à la demande de l’employeur constituait une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Cabiakmam et a confirmé que la deuxième suspension pouvait être sans solde. La première devait toutefois être avec solde.
Des arbitres ont adopté des raisonnements similaires en cas de refus de l’employé de collaborer à une demande légitime de l’employeur[9].
V. Clause de la convention collective
Lorsqu’une clause d’une convention collective permet une suspension pour enquête sans solde, les arbitres donnent généralement plein effet à cette clause après s’être assurés que ses conditions d’application sont respectées[10].
VI. Perte d’une exigence du poste
Dans certains cas, des suspensions administratives sans solde ont été confirmées alors que l’employé ne répondait plus à une exigence du poste, telle la détention d’un permis de conduire[11] ou d’un permis de travail[12].
Un arbitre a également reconnu la validité d’une suspension administrative sans solde à l’égard d’une infirmière qui avait suffisamment de lacunes pour justifier une suspension administrative en vue d’une actualisation de ses compétences. L’arbitre a déterminé que sa situation pouvait être assimilée à une indisponibilité de fournir adéquatement sa prestation de travail justifiant une suspension sans solde[13].
VII. Conclusion
En conclusion, il est maintenant bien reconnu en jurisprudence arbitrale que les principes de l’arrêt Cabiakman sont applicables. Bien que le principe soit qu’une suspension administrative est généralement imposée avec solde, une circonstance exceptionnelle peut toutefois justifier une suspension sans solde dans certains cas.
- 2004 CSC 55, [2004] 3 R.C.S. 195.
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raternité des policiers de Lévis inc. c. Lévis (Ville de), 2014 QCCA 1453; requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2015-04-30) 36106.
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Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Ville de Montréal (Érick Hudon), 2024 QCTA 255 (Me Denis Nadeau); Syndicat des travailleuses et travailleurs en santé et services sociaux (CSN) et Centre intégré en santé et services sociaux des Laurentides (Leeroy Dagenais), 2020 QCTA 531 (Me André G. Lavoie); Ville de Laval et Syndicat des cols bleus de la Ville de Laval (Christian Perreault), 2018 QCTA 385 (Me Pierre-Georges Roy); demande pour suspendre l'exécution accueillie : 2018 QCCS 3590; Québec (Ministère de la Justice) et Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (Karine Prince), 2016 QCTA 877 (Me Gilles Laflamme); Groupe TVA inc. et Syndicat des employés de TVA, section locale 687 (SCFP), (Dominique Trottier), D.T.E. 2013T-767 (Me Jean-Pierre Lussier); Association des professeurs de Lignery et Commission scolaire des Grandes-Seigneuries, D.T.E. 2010T-742 (Me Nathalie Faucher).
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Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes et Société canadienne des postes (Julie Dumoulin), (T.A., 2025-06-10) (Me Francine Lamy); Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal et Ville de Montréal (Ginette Hébert), 2024 QCTA 43 (Me Francine Lamy); Hydro-Québec c. Roy, 2024 QCCS 687 : requête pour permission d'appeler rejetée : 2024 QCCA 630; SCFP, section locale 4545 et Ville de Laval (Alain Désorcy), 2020 QCTA 523 (Me Pierre Laplante); Syndicat des travailleuses et travailleurs du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Île de Montréal (CSN) et Centre intégré de santé et de services sociaux du Centre-Ouest-de-l'Île de Montréal/Hôpital général juif (Jamal Senhaji), 2020 QCTA 11 (Me Yves Saint-André); CIUSSS du Centre-sud-de-l’Île-de-Montréal et APTS (Luc Melançon), 2019 QCTA 712 (Me Pierre-Georges Roy); Commission scolaire de Montréal et Alliance des professeures et professeurs de Montréal (Mme A), D.T.E. 2016T-311 (Me Claude Martin); Syndicat interprofessionnel de Lanaudière - FIQ et CISSS de Lanaudière (Annick Prévost), 2021 QCTA 549 (Me Jean Ménard); Syndicat des spécialistes et professionnels d'Hydro-Québec (SCFP-4250) et Hydro-Québec (Kate Lacoursière), 2014 QCTA 673 (Me Pierre Laplante).
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Fédération des employés du préhospitalier du Québec et Services préhospitaliers Paraxion (Alex Gaucher), 2024 QCTA 460 (Me Alain Turcotte); Syndicat des travailleurs et travailleuses de la Municipalité de Lac-Saint-Paul-CSN et Municipalité de Lac-Saint-Paul (Massimo Avellino), 2019 QCTA 554 (Me Pierre Cloutier); Syndicat des pompiers de Victoriaville (CSN) et Ville de Victoriaville, 2019 QCTA 453 (Me Nathalie Massicotte); Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal (Alain Charlebois), 2019 QCTA 276 (M. Alain Cléroux); Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 578 (FTQ) et Commission scolaire Marie-Victorin (Marcel Dubois), 2014 QCTA 659; requête en révision judiciaire rejetée : 2015 QCCS 5926 (M. Daniel Charbonneau).
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Hydro-Québec et Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec (Karine Giard), 2024 QCTA 393 (Me Claude Martin); SCFP, section locale 4545 et Ville de Laval (Alain Désorcy), 2020 QCTA 523 (Me Pierre Laplante); Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3993 (Syndicat des croupiers Casino Lac Leamy) et Société des casinos du Québec inc. (Casino du Lac Leamy), (Steve Raby), 2017 QCTA 59 (Me Richard Bertrand).
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Fédération des employés du préhospitalier du Québec et Services préhospitaliers Paraxion (Alex Gaucher), 2024 QCTA 460 (Me Alain Turcotte).
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Teamsters Québec, section locale 931 – McKesson Canada et McKesson Canada (Francis Boyer), D.T.E. 2011T-275.
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Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal (SPPMM) et Ville de Montréal (Yolaine Dubé), 2018 QCTA 382 (Me Joëlle L’Heureux); Imerys graphite et carbone Canada ou Timcal Canada inc. et Syndicat des travailleuses et travailleurs de Timcal Canada inc. (CSN), (Alexandre Carpentier), 2018 QCTA 638 (Me Pierre Daviault).
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Teamsters Québec, local 106 et Transport Bergeron Maybois (Albany Bergeron & Fils inc.), (Serge Melançon), 2018 QCTA 195 (Me Nancy Ménard-Cheng); Commission scolaire Chemin-du-Roy et Syndicat du soutien scolaire Chemin-du-Roy (Vicky Pageau St-Gelais), D.T.E. 2016T-832 (M. Gilles Laflamme); Commission scolaire de la Rivière-du-Nord et Syndicat de l’enseignement de la Rivière-du-Nord (grief patronal), D.T.E. 2016T-545 (Me Jean-Pierre Villaggi); Montréal (Ville de) (SPVM) et Fraternité des policières et policiers de Montréal (FPPM), (Tonino Bianco), D.T.E. 2014T-450 (Me André Bergeron); Alliance des professeures et professeurs de Montréal et Commission scolaire de Montréal, D.T.E. 2009T-570 (M. Jacques Doré).
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Syndicat des pompiers et pompières du Québec - section locale Salaberry-de-Valleyfield et Ville de Salaberry-de-Valleyfield (Pierre Théorêt), 2022 QCTA 517 (Me Nathalie Faucher).
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Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ) et 9103-9198 Québec inc. (Château Beaurivage) (Fred Tousignant), D.T.E. 2016T-276 (Me Yves Saint-André).
- Syndicat des professionnelles en soins de Chaudière-Appalaches (FIQ) et CISSS de Chaudière-Appalaches (Lucie Bernier), 2020 QCTA 2 (Me Martin Racine).