Paiement d’un dividende en compensation du travail accompli par un actionnaire et notion de contrepartie
L’autrice résume et analyse une décision récente de la CCI portant sur le paiement d’un dividende à un actionnaire en compensation de son travail accompli et sur la notion de contrepartie.
Dans les derniers mois, il faut constater que la jurisprudence fait état de plusieurs décisions traitant de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) et de ses dispositions analogues québécoises, les articles 14.4 et 14.5 de la Loi sur l’administration fiscale (LAF).
En juillet dernier, la Cour canadienne de l’impôt (CCI) a rendu une décision dans l’affaire Turcotte c. Le Roi (2025 CCI 98), traitant de l’article 160 LIR et de dividendes de la société Global Vidéo inc. (Global Vidéo) reçus par M. Turcotte.
De façon sommaire, l’article 160 LIR permet au ministre d’établir une cotisation à l’égard d’un contribuable qui est le cessionnaire d’un transfert, pour une partie ou pour la totalité de la dette fiscale impayée d’un débiteur fiscal (le cédant) qui transfère des biens au cessionnaire, alors qu’il existait un lien de dépendance entre les deux personnes au moment du transfert et ce, jusqu’à concurrence de la valeur du bien reçu, moins ce qui a été donné en contrepartie.
La présente affaire s’est largement attardée à la notion de contrepartie, les autres critères n’étant pas vraiment en litige.
La Cour rappelle que l’article 160 LIR s’applique seulement lorsqu’il y a un transfert de biens sans contrepartie, ce qui, à la base, vient exclure un transfert en contrepartie d’un service rendu. La dette fiscale peut viser l’impôt à payer, les retenues à la source, les pénalités et les intérêts. Finalement, il n’est pas nécessaire que les parties aient eu l’intention de se soustraire à la dette fiscale ou qu’elles aient eu connaissance de son existence pour que l’article 160 LIR trouve application.
En l’espèce, le transfert visait les dividendes versés à M. Turcotte au cours des années 2001 à 2008 par Global Vidéo pour un montant total de 166 114 $. M. Turcotte était l’actionnaire unique de cette société, les parties avaient donc un lien de dépendance. Finalement, M. Turcotte connaissait la situation fiscale de Global Vidéo.
La Cour commence son analyse avec la question de la contrepartie fournie par M. Turcotte. Ce dernier prétendait qu’il y avait eu contrepartie puisque Global Vidéo a déclaré et versé les dividendes en échange de services rendus par M. Turcotte et qu’il s’agissait d’une forme de rémunération. Celui-ci n’avait pas reçu de salaire, malgré le fait qu’il ait travaillé à temps complet pour le compte de la société. Les retraits faits au cours d’une année étaient alors comptabilisés et déclarés comme dividendes à la fin de chacune de ces années.
M. Turcotte s’appuyait sur une certaine jurisprudence selon laquelle, des services rendus peuvent constituer une contrepartie pour des dividendes (Davis c. Canada, [1994] T.C.J. No. 242 (Q.L.) s’appuyant sur Mcclurg c. Canada, [1990] 3 RCS 1020). Selon la Cour, ce courant doit cependant être écarté.
La jurisprudence actuelle convient plutôt que le versement de dividende est relié à la possession d’actions et non à la contrepartie qu’un actionnaire pourrait fournir, comme du travail. (Valovic c. La Reine, (2020 CCI 101) (Valovic)).
Plus récemment, dans la décision Murphy c. Le Roi (2022 CCI 111), référant à la décision Valovic, la Cour indiquait «qu’il faut déterminer si l'appelant a fourni une contrepartie pour le bien que la société lui a transféré et, dans l'affirmative, si la juste valeur marchande de cette contrepartie était supérieure à la juste valeur marchande du bien que la société lui a transféré».
Au surplus, le fait que le contribuable ait déclaré les dividendes dans sa déclaration de revenus et qu’il ait payé des impôts à l'égard de ces dividendes ne change en rien que des dividendes ne sauraient constituer un paiement pour des services rendus.
Il faut donc conclure que M. Turcotte n'a fourni aucune contrepartie pour les dividendes et que le montant reçu correspond plutôt à la répartition de bénéfice de la société.
M. Turcotte a également tenté de faire certains parallèles avec d’autres lois assujettissant les dividendes à du salaire, mais la Cour n’a pas retenu cet argument.
Les autres critères de l’article 160 LIR étant rencontrés, la Cour a par la suite concentré son analyse sur la question de la prescription.
M. Turcotte prétendait que la dette sous-jacente s’était éteinte avec le passage du temps pour les fins du droit québécois qui prévoit un délai de prescription de dix ans. En raison de ceci, étant donné qu’il s’était écoulé plus de dix ans depuis la date du jugement contre la société, la dette ne pouvait plus être réclamée entre les mains de ce dernier.
Or, selon la Cour, il n’y a pas de prescription applicable pour l’application de l’article 160 LIR:
[25] D’entrée de jeu, il faut reconnaitre que le droit privé – dans cette instance le droit québécois – joue un rôle supplétif, dans le sens qu’il comble les lacunes du droit fédéral : Marcoux c. Canada (Procureur Général), 2001 CAF 92, para. 13. Or, je suis d’avis qu’il n’y a pas de lacune ou d’ambiguïté dans le texte de la Loi et que le législateur a prévu une règle très spécifique pour la question de la prescription. Le paragraphe 160(2) prévoit que le ministre peut « en tout temps », établir une cotisation à l’égard d’un contribuable pour toute somme à payer en vertu du paragraphe 160(1).
La Cour réfère ainsi à la jurisprudence antérieure qui a plusieurs fois indiqué qu’il n’y a pas de délai de prescription en vertu de l’article 160 LIR et que le ministre peut «en tout temps» établir une cotisation. L’article 160 LIR a un cadre bien défini, à savoir qu’il ne vise que les transferts de biens entre des personnes liées et seulement lorsque le transfert est en contrepartie d’une valeur inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés. Selon la Cour, cette disposition s’applique dans des circonstances précises et limitées et pour cette raison, le législateur souhaitait qu’il n’y ait pas de délai de prescription ni aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation.
La Cour rappelle cependant que, malgré le fait que la cotisation peut être émise en tout temps, le délai pour les procédures de recouvrement de la dette sous-jacente est néanmoins assujetti au paragraphe 222(3) LIR qui prévoit qu’une «action en recouvrement d’une dette fiscale ne peut être entreprise par le ministre après l’expiration du délai de prescription pour le recouvrement de la dette». Ce délai de prescription prend fin dix ans après le jour de son début, mais il est possible que ce délai puisse recommencer à courir en raison de l’application du paragraphe 222(5) LIR pour une autre période de dix ans, si «le ministre entreprend une action en recouvrement de la dette» ou si une cotisation est émise en vertu des paragraphes 159(3) ou 160(2) LIR en lien avec cette dette.
Ainsi, le délai recommence à courir lorsqu’une cotisation est émise en vertu de l’article 160 LIR, suivant ce qui est édicté à l’alinéa 222(5)c) LIR. Donc, à compter du moment où une créance est établie en vertu de l’article 160 LIR, le ministre a donc dix ans pour recouvrer la dette.
Évidemment, ce délai peut être suspendu selon certaines actions prévues dans la LIR, dont notamment la contestation de la cotisation ou différentes actions visant le recouvrement.
Dans cette affaire, l’ARC avait entrepris trois tentatives de recouvrement infructueuses à l’encontre de Global Vidéo en 2010 et 2011, ce qui a reporté le délai au 25 novembre 2021. Selon la Cour, ces mesures doivent être considérées comme des «actions» qui ont pour effet de reporter le délai. La cotisation à l’égard de M. Turcotte a été établie en 2017 en application de l’alinéa 222(5)c) LIR.
Ainsi, la Cour finit par conclure que la cotisation a été émise correctement. La créance avait été confirmée par un jugement en date du 29 novembre 2005. M. Turcotte avait un lien de dépendance avec Global Vidéo et il n’y a pas eu de contrepartie au sens de la jurisprudence. M. Turcotte se retrouve donc solidairement responsable de la dette fiscale de Global Vidéo.
Finalement, il faut conclure que, bien que la Cour mentionne que l’outil de recouvrement se retrouvant à l’article 160 LIR vise des circonstances précises et un cadre bien déterminé, celui-ci est très largement utilisé par les autorités fiscales et génère plusieurs décisions de nos tribunaux.
En complément d’information, les articles 14.4 et 14.5 LAF se lisent comme suit:
Art. 14.4 [Cessionnaire et cédant solidaires] — Lorsqu'une personne cède un bien, directement ou indirectement, par fiducie ou autrement, à une personne avec laquelle elle a un lien de dépendance au sens de la Loi sur les impôts (chapitre I-3), à une personne qui est âgée de moins de 18 ans, à son conjoint ou à une personne qui, après cette cession, devient son conjoint, le cessionnaire devient solidairement débiteur avec le cédant du moindre des montants suivants:
a) l'excédent de la juste valeur marchande du bien cédé au moment de la cession sur la juste valeur marchande au même moment de la contrepartie donnée pour le bien;
b) l'ensemble des montants que le cédant est tenu de payer en vertu de toute loi fiscale au cours de l'année d'imposition, au sens de la Loi sur les impôts, dans laquelle le bien est cédé ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années.
[Juste valeur marchande d'une part dans un bien indivis] — Lorsque le bien cédé est une part dans un bien indivis, la juste valeur marchande de la part dans ce bien indivis au moment de la cession est réputée égale à la proportion de la juste valeur marchande du bien indivis à ce moment représentée par le rapport entre cette part et l'ensemble des parts dans ce bien indivis.
[Restriction] — Le présent article ne libère pas le cédant ni le cessionnaire de leurs obligations respectives aux termes de toute autre disposition d'une loi fiscale.
Art. 14.5 [Cotisation par le ministre] — Le ministre peut, dans les quatre ans suivant le jour où il a eu connaissance de la cession d’un bien, établir une cotisation ou une nouvelle cotisation à l’égard d’un cessionnaire relativement à un montant à payer en vertu de l’article 14.4 ou à l’égard d’une personne visée au premier alinéa de l’article 59.5.15 relativement à une pénalité qu’elle doit payer en vertu de cet alinéa.
[Exception] — Toutefois, le ministre peut, en tout temps, établir une telle cotisation dans l'un des cas suivants:
a) le cessionnaire ou la personne, selon le cas, a fait une fausse représentation des faits par omission volontaire ou a commis une fraude;
b) le cessionnaire ou la personne, selon le cas, a transmis au ministre une renonciation au moyen du formulaire prescrit.
[Dispositions applicables] — Les articles 25.2 et 25.3 s'appliquent à la cotisation prévue au deuxième alinéa, compte tenu des adaptations nécessaires.