L'impact à court terme du COVID-19 sur les personnes, les entreprises et les marchés se répercute sur tous les secteurs et segments de marché et nécessite une série d'actions immédiates, tout en se positionnant pour un avenir le plus solide possible. Par conséquent, le secteur juridique, et avec lui les services juridiques des entreprises, sont directement touchés. Les départements juridiques sont à un stade précoce de transformation, comme le montre l'étude « Legal Departments in a Digital Era » menée par l'ECLA (Association européenne des juristes d'entreprise) en collaboration avec Wolters Kluwer. L'impact de la pandémie de Covid-19 sur les entreprises va-t-il changer la donne ?
Nous avons demandé le point de vue de trois parties différentes : un juriste d'entreprise et entrepreneur (Jan-Willem Prakke, Legal Manager Services), un éditeur de logiciels juridiques (Grégoire Miot, Wolters Kluwer) et une organisation faîtière regroupant les associations de juristes d'entreprise européennes (Jonathan Marsh, ECLA).
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La transformation digitale des services juridiques en est encore à ces débuts. Pensez-vous que la pandémie de COVID-19 va changer la donne ?
Jan-Willem Prakke, Legal Manager Services : « Selon moi, il est encore trop tôt pour se prononcer. En ce moment, les entreprises sont en mode survie. Je pense que cela dépendra beaucoup du temps qu'il faudra avant que nos activités ne reviennent à la normale. Dans le même temps, c’est aussi l’occasion pour les juristes de découvrir le potentiel des solutions numériques et du travail à distance. »
Grégoire Miot, Wolters Kluwer : « Cette période ne laisse pas beaucoup de place pour songer à « l’après », tant il est difficile de penser déjà à demain. Pourtant, dans ce contexte, nous réalisons progressivement qu'il existe une différence considérable entre le télétravail occasionnel et le fait de l’établir comme une « nouvelle norme ». La crise du COVID-19 est une mise à l'épreuve sans précédent de nos processus et de nos organisations. Pour de nombreux professionnels du droit, télétravailler à 100 % et ne compter que sur le numérique, change radicalement leur manière de travailler. Cette nouvelle norme inattendue remet en question nos habitudes, nos pratiques de collaboration et même nos compétences. En même temps que nous adoptons de nouvelles habitudes d'hygiène, nous prenons également progressivement conscience de questions de cybersécurité, d'accessibilité des données, ainsi que de nouvelles formes de collaboration. Trouver de nouvelles alternatives pour effectuer des tâches courantes (signature, revue, négociation, etc.), qui nécessitaient un support papier et une présence physique, se traduit inévitablement par un recours accru aux solutions numériques dans nos routines quotidiennes. Cette situation incitera, sans aucun doute, le secteur juridique à remettre en question ses processus et à les adapter à leurs équipes, à leurs besoins et à des solutions digitales adaptées. Nous devons profiter de cette opportunité unique dans l'histoire moderne d'avoir toute l’industrie du droit « in-house » !
Jonathan Marsh, ECLA : « Comme dit le proverbe « à quelque chose malheur est bon », le COVID-19 a brutalement forcé toutes les entreprises à mettre en place le télétravail alors même que tous les départements juridiques n'étaient pas entièrement préparés. Heureusement, il existe une panoplie d'outils collaboratifs facilement accessibles et simples à utiliser, même pour les juristes les plus récalcitrants et allergiques au numérique. Notre société a lancé un plan de numérisation il y a plusieurs années, mais il est toujours en cours. Le COVID-19 est clairement un accélérateur dans la mesure où nous sommes tenus de continuer à conseiller nos clients sur des questions quotidiennes et urgentes ainsi que sur des questions stratégiques, comme avant la crise. Cela oblige à une flexibilité et un pragmatisme immédiats, de sorte que le travail soit fait. Cela n'est pas sans difficultés, notamment pour ceux qui sont confinés dans de petits appartements avec des enfants, ou avec plusieurs personnes qui télétravaillent dans le même espace et sont en vidéoconférence en même temps. À l'avenir, si nous voulons augmenter le nombre de juristes capables de travailler efficacement depuis chez eux, de manière pleinement opérationnelle et sans être distraits, il faudra envisager des options telles que des bureaux partagés à distance avec un accès Internet haut débit personnalisé et des espaces individuels pour assurer la confidentialité et la sécurité sanitaire. Il va sans dire que cela nécessitera également d'avoir accès à des outils numériques performants. »
Pensez-vous que les entreprises qui ont déjà investi dans leur stratégie digitale (c'est-à-dire qu'elles travaillent déjà avec un système d’automatisation de gestion des contrats), auront un avantage concurrentiel pendant la pandémie de COVID-19 actuelle ?
Jan-Willem Prakke, Legal Manager Services : « Cela peut beaucoup dépendre de la qualité de la gestion du système de gestion des contrats ainsi que de la capacité d'une entreprise à répondre activement aux alertes de contrats générées par le système, par exemple. Ce qui est essentiel, outre la maturité digitale, c'est la gestion effective des données générées par un système de gestion de contrats, par exemple. Les données juridiques doivent être considérées comme des informations de gestion essentielles. Dans notre secteur, nous constatons que dans les circonstances actuelles, les clients apprécient vraiment les avantages découlant de la sous-traitance de certains types de tâches juridiques et la continuité qui en découle ».
Jonathan Marsh, ECLA : « Il est clair que les entreprises les plus avancées sur le plan numérique ont un avantage dans une situation comme celle-ci, tout comme les entreprises qui ont déjà expérimenté le télétravail. L'accès à distance à toutes les données et archives de l'entreprise est essentiel pour permettre la poursuite des opérations courantes. De même, dans les entreprises qui ont pu mettre en œuvre des solutions telles que l'automatisation des contrats permettant de déléguer aux équipes commerciales la création de contrats sans l'intervention des équipes juridiques, ces dernières peuvent consacrer davantage de temps à des conseils juridiques à plus forte valeur ajoutée. »
Suite à la pandémie de COVID-19, pensez-vous que les entreprises auront davantage conscience du fait que la fonction juridique est essentielle pour générer des revenus, réduire les coûts et gérer les risques ?
Jan-Willem Prakke, Legal Manager Services : « La situation actuelle nous montrera combien il est utile de pouvoir compter sur une gestion des contrats et des données de gestion juridique efficace. Un contrat de qualité, bien géré, peut sauver une entreprise de la faillite et assurer sa survie. Dans le même temps, il faudra plus que jamais assurer une bonne rentabilité et utiliser les ressources du service juridique de manière intelligente ».
Jonathan Marsh, ECLA : « Si le COVID-19 va clairement accélérer le processus de transformation digitale des services juridiques, les affaires juridiques ont toujours été une fonction essentielle pour les entreprises. Grâce à leur capacité à générer des revenus, à réduire les coûts et à éviter les risques, les contrats doivent être conclus en toute circonstance et de manière efficace, même à distance, car cela contribue directement au résultat net de l'entreprise. »
Pensez-vous qu'après la pandémie, l'adoption de certaines solutions logicielles juridiques va s'accélérer ? Si oui, quels types de solutions ?
Jan-Willem Prakke, Legal Manager Services : « Je suis un peu sceptique à ce sujet. Je crains que de nombreux juristes ne reprennent leurs vieilles habitudes en consacrant davantage d’heures à certaines tâches plutôt que de progresser réellement en utilisant les bonnes solutions logicielles et ainsi travailler plus efficacement. Parallèlement, il semble que ce soit le moment idéal pour que chaque entreprise examine ses frais juridiques et les moyens de les réduire. Si cela est abordé de la bonne manière, cela permettrait d'adopter plus largement des logiciels juridiques et de travailler plus efficacement. »
Grégoire Miot, Wolters Kluwer : « Les éditeurs de logiciels ont une grande responsabilité en cette période, car ils doivent donner aux professionnels du droit les moyens d'agir et les guider consciencieusement. Les situations critiques auxquelles certaines organisations sont confrontées engendrent un sentiment de précipitation et pourraient conduire à des décisions précipitées aussi regrettables que préjudiciables. L’un des aspects clés de l'étude que nous avons menée avec l'ECLA, « Legal Departments in a Digital Era »,concerne le décalage entre les outils numériques et les processus internes. Les chiffres révèlent clairement que les choix sont d'abord fondés sur des aspects fonctionnels avant d'envisager les conséquences organisationnelles. Se tourner davantage vers le numérique permettrait sans doute d'éviter un nouvel échec technologique pour les professionnels du droit, mais seulement si nous prenons le temps d'analyser les lacunes de nos organisations. Le succès d’un projet reposera toujours sur une combinaison équilibrée entre les personnes, les processus et les outils, dans cet ordre. Il faut espérer que la crise du COVID-19 aura un impact fort en ce sens et permettra de distinguer plus nettement les fonctionnalités de confort « nice-to-have », de celles qui sont essentielles : ce que nous souhaiterions par rapport à ce dont nous avons réellement besoin.
Ces dernières semaines nous ont permis d'avoir un aperçu de ce que les professionnels du droit recherchent en termes d’outils numériques :
La signature électronique a longtemps figuré en bas de la liste de priorité des technologies « à mettre en œuvre », ce que confirment les résultats de l'étude : à peine 25 % des services juridiques utilisent actuellement la signature électronique. Cette solution s'est avérée cruciale et remontera rapidement en tête de liste au même titre que les outils de gestion de données (GED).
L'accès aux données est un autre point critique, car il était déjà envisagé avec les conséquences du Brexit ou la disparition de l'indice Libor. Avec la crise du COVID-19, les services juridiques se sont focalisés sur les clauses de « force majeure » et les outils de contract management (CLM) combinés aux solutions d'intelligence artificielle peuvent démontrer leur vraie valeur ajoutée.
Pourtant, les solutions de signature électronique et de gestion des données ne seront pas suffisantes si elles ne sont pas accompagnées d'outils collaboratifs pour organiser l'accès à l’information juridique et à une communication fluide avec le reste de l'entreprise. Enfin, les éditeurs de logiciels devront également renforcer leurs propres niveaux d'exigences face aux attentes accrues des clients en termes de visibilité sur leur roadmap produit, de niveau de service et parfaite compréhension de leurs enjeux business.
Jan-Willem Prakke : Jan-Willem Prakke est propriétaire et directeur de Legal Manager Services depuis avril 2018. Cette société opère dans le domaine de la gestion des données juridiques et dans la sous-traitance des processus juridiques tels que la gestion du Corporate ou des contrats. Il a obtenu un diplôme de droit de l'université de Leyde en 1996. Depuis, il a travaillé comme juriste d'entreprise chez Brunel et Philips et comme directeur juridique chez Smit Internationale et Boskalis. De 2012 à 2018, il a été directeur juridique et secrétaire général du Royal Schiphol Group. M. Prakke est membre du conseil consultatif de la faculté de droit de Leyde et enseigne à la Senior Legal Counsel Academy.
Grégoire Miot : Grégoire Miot conduit les activités commerciales sur les nouveaux marchés pour logiciels juridiques chez Wolters Kluwer Legal & Regulatory. Ancien avocat et entrepreneur, Grégoire Miot a fondé une société de conseil dédiée à la transformation numérique des métiers du droit. Fortement impliqué dans le secteur de la legaltech depuis 10 ans, il a rejoint Legisway en 2018 en tant que Responsable des nouveaux marchés et Chief Evangelist. Legisway a été acquis par Wolters Kluwer fin 2018 et fait maintenant partie du portefeuille de logiciels juridiques de Wolters Kluwer Legal & Regulatory. Plus récemment, en 2019, M. Miot a été nommé ambassadeur France de l'Association européenne de technologie juridique (ELTA – European Legal Tech Association).
Jonathan Marsh : Jonathan Marsh a acquis une vaste expérience au cours des 30 dernières années dans les transactions commerciales internationales, avec plus de 20 ans d'expérience dans le secteur de l'énergie, impliquant des projets et des investissements à long terme. Il a de solides connaissances en matière d'évaluation des risques géopolitiques et risques juridiques. En tant que directeur juridique international de la division des services marketing du département juridique du groupe Total S.A., M. Marsh gère les activités juridiques menées par 170 juristes internes dans plus de 100 pays. Il fait partie du comité juridique du groupe, composé de 10 directeurs juridiques qui supervisent l'équipe mondiale de 550 juristes du groupe Total. M. Marsh est également président de l'Association européenne des juristes d'entreprise, vice-président des affaires internationales et membre du conseil d'administration de l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE) ainsi que du comité de direction de l'Association française des responsables de fusions acquisitions.
Wolters Kluwer et l'ECLA ont mené une étude auprès de 400 départements juridiques européens. L’étude « Legal Departments in a Digital Era » fournit une analyse approfondie de la maturité digitale des services juridiques dans cinq grands pays européens : Allemagne, France, Espagne, Belgique et Pays-Bas. En complément, l’étude est enrichie d’avis et interviews d'experts européens.
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